…Comme c’était étrange ! Plus rien ne ressemblait à ce que j’avais laissé le mercredi précédent. Les meubles, les livres, la pièce entière avaient été totalement bouleversés. Béate, je me laissai tomber sur une chaise que le personnage avait approchée, craignant peut-être que je m’évanouisse. Je me frottai les yeux, persuadée que je rêvais et que j’allais me réveiller, mais non, j’étais bien éveillée, pas de doute.
Je pris alors le temps d’observer le décor et de dévisager cet étrange personnage. C’était une sorte de grand escogriffe aux jambes si longues qu’on aurait pu penser qu’elles étaient faites de baguettes, au corps si maigre qu’on pouvait s’attendre à ce qu’il se casse en deux, aux bras si grands et aux mains si fines, aux doigts si allongés et graciles, qu’on aurait dit les tiges d’une plante grimpante. Il était vêtu tout aussi étrangement d’un habit noir qui flottait autour de lui comme un étendard avec un pantalon qui ne laissait rien voir de ses pieds, à tel point qu’il donnait l’impression de se déplacer en voltigeant, d’une veste à queue de pie qui s’envolait à chaque mouvement et dont les larges manches tombaient jusqu’à la moitié de ses doigts qu’il agitait comme s’ils étaient faits de serpentins. Une chemise à jabot de dentelle blanche dont le col était fermé par ce que je pris pour un nœud papillon mais qui, après plus ample examen, se révéla être un vrai papillon, posé là par le plus grand des mystères. Un chapeau haut de forme coiffait sa tête en essayant de retenir une tignasse abondante, frisée et indisciplinée qui lui retombait dans le cou et sur le front, dont il repoussait constamment une mèche rebelle qui venait lui chatouiller le bout du nez, lui faisant pousser des éternuements comiques. Son visage, d’une pâleur d’outre-tombe, était aussi menu que ses jambes étaient longues, avec, sous un front qui paraissait démesuré lorsqu’il repoussait sa chevelure vers l’arrière, deux petits yeux aux cils si fournis et allongés qu’on en voyait à peine l’éclat pourtant vif et perçant. Un nez presque plat se retroussait au bout, pointant vers le ciel, et une bouche en forme de cœur surplombait un menton aussi pointu que son nez. L’ensemble était comique et inquiétant.
Cet examen terminé, je voulus me lever pour partir au plus vite. Je crois que je pleurais, car le bonhomme me tendit un mouchoir que je pris machinalement en le remerciant. Mes jambes refusèrent d’obéir à l’ordre que mentalement je leur donnai et, clouée sur place, je continuai à examiner ce qui se trouvait autour de moi.
La pièce, si ordonnée d’habitude, était maintenant dans un désordre indescriptible, mais ce qui me surprit le plus, ce fut la présence, en son milieu, à la place que le bureau de grand-père avait toujours occupée, d’un piano. Un immense piano à queue ! De tous côtés, des objets hétéroclites occupaient l’espace ; des partitions de musique étaient suspendues à des fils qui couraient d’une poutre à l’autre, accrochées par des épingles à linge, dont s’écoulaient des gouttelettes d’encre noire dégoulinant sur le sol parsemé de signes que je pris pour des graines mais qui, en y regardant mieux, ressemblaient à s’y méprendre à des notes de musique ! Je n’en crus pas mes yeux, je crus être l’objet d’un rêve bizarre. Sur un guéridon, un animal au pelage soyeux d’une belle couleur marron glacé se lissait consciencieusement le poil en agitant ses petites pattes griffues qu’il faisait aller et venir, après les avoir léchées du bout de sa langue rose, sur son museau en passant au-dessus de ses oreilles pointues. Il ne ressemblait que de loin à un chat et je réalisai, tout à coup, qu’il s’agissait d’une sorte de gros rat à la queue longue et effilée qu’il balançait de droite à gauche en m’observant de ses petits yeux perçants. Comme mon regard croisait le sien, il me fixa d’une façon qui me fit frissonner, stoppa sa toilette, et, après un temps pendant lequel il sembla réfléchir, il fit un bond et vint se percher sur l’épaule du personnage qui souleva son chapeau sous lequel la bestiole disparut.
Tout ceci était si incongru que j’en restai paralysée, la bouche ouverte, pendant que mon chien, campé devant la porte, en grattait le battant en poussant de petits gémissements plaintifs. Combien de temps avais-je mis pour détailler toutes ces choses incroyables ? Je sortis de ma stupeur lorsque l’individu, en faisant voler sa queue de pie, s’assit au piano et se mit à jouer en s’accompagnant de sa voix aigrelette et éraillée. Une sorte de complainte d’une tristesse infinie envahit subitement la pièce, me forçant à me boucher les oreilles tant les sons en étaient discordants. Je levai la tête, offusquée par une telle cacophonie, mais le personnage continuait à chanter et à taper sur les touches du piano en faisant virevolter ses longs doigts, les manches de sa veste retroussées jusqu’aux coudes dont elles laissaient voir des avants bras maigres, presque décharnés. Il penchait la tête, l’air inspiré, et, tout en continuant à faire courir ses doigts en tous sens, il se mit à se plaindre :
« Howww, my god ! Ecoutez moi ça ! vous entendez ? it’s not possible ! N’est-il pas ?…
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