… Mon père, partant du principe qu’il ne servait à rien, pour une fille, d’en savoir trop puisqu’elle était faite pour se marier et avoir des enfants, avait décrété que je ne serai pas de trop, en attendant, pour seconder ma mère. Il n’était donc pas question que je poursuive des études. La directrice de l’école, Mère Angèle, ne voyait pas les choses du même œil : elle estimait que tout talent se devait d’être valorisé et qu’une bonne élève devait pouvoir sortir de sa condition en obtenant des diplômes. L’école aurait besoin d’institutrices dans le futur et elle avait déjà tracé mon avenir : j’obtiendrai mon BAC et j’irai à l’université pour devenir professeur. Elle connaissait bien mon père qui craignait depuis toujours son autorité et sur lequel elle avait une forte influence lorsqu’il était question de notre éducation. Elle le convoqua et plaida ma cause, promettant que ça ne coûterait pas un centime et qu’il serait toujours possible de m’employer chaque fois que nécessaire, aux moments des vacances scolaires. Papa céda de mauvaise grâce. Ça lui déplaisait, cette idée de devenir savante alors que je n’étais qu’une fille de fermiers. Il me jugeait inutile par rapport à mes frères, trois garçons mal dégrossis mais qui faisaient ses quatre volontés, et à ma jeune sœur, docile et réservée, poussant comme de l’herbe sauvage.

Quant à moi, j’étais ravie d’envisager cet avenir loin de ce trou perdu, comme je nommais avec un certain mépris notre ferme. J’irai à la ville, j’étudierai, j’obtiendrai mes diplômes, j’aurai un poste dans l’enseignement et j’emmènerai maman, que je regardais avec tendresse et pitié.

Je fus envoyée au lycée de la ville voisine pour y préparer le BAC. Mère Angèle me fit héberger chez l’une de ses amies qui, en échange de ma compagnie et de menus services, me logea et me nourrit. Je fis, pour cette personne et le voisinage, quelques heures de ménage et le peu d’argent que je gagnais, ajouté à la bourse d’études que j’avais obtenue, me permit de ne plus être à la charge de mes parents. Chaque dimanche, je prenais le car pour me rendre dans ma famille à laquelle je ne manquais jamais d’apporter quelques provisions, ce qui semblait tout à fait naturel à mon père qui ne comprenait pas pourquoi je préférais les livres à la bouse de vache.

J’avais atteint la classe de terminale avec succès, j’allais passer mon bac et, l’année suivante, je serais admise à la faculté de lettres ; un avenir prometteur m’attendait.

Ce dimanche matin, comme d’habitude, j’attendais le bus. Il pleuvait ; j’étais transie, grelottant sous l’averse, mal protégée par mon manteau trop léger pour la saison ; aucun abri n’avait été prévu en ce lieu éloigné du centre-ville. Je désespérais de voir arriver ce car qui, comme souvent, était en retard. Alors que je piétinais sur le trottoir, une voiture s’arrêta devant moi. La passagère, abaissant sa vitre, me demanda où je comptais me rendre. Je lui indiquai le nom de mon village ; elle affirma aller dans cette direction et me proposa gentiment de me déposer. Sans réfléchir, j’acceptai. Je pris place à l’arrière du véhicule, contente de me mettre à l’abri et de me réchauffer.

Il y avait là un couple d’une trentaine d’années et un bébé ; ces gens me parurent sympathiques ; malgré ma timidité, j’engageai la conversation. Mine de rien, je le réalisai bien plus tard, ils me posèrent des questions sur ma vie et ma famille, auxquelles je répondis naïvement. Ce que je leur appris leur permit d’en savoir assez pour répondre à leur tour à mes questions. Comme je leur demandai par quel hasard ils allaient dans ce coin perdu où habitaient mes parents, l’homme me dit avoir de la famille, justement, au village. Il affirma même connaître mon père, être un ami, ce qui me surprit, car mon père n’avait pas d’amis, ou alors, il les cachait bien. Mais pourquoi pas, après tout ? Il dit aussi connaître mes frères et être un ancien élève de mon école. Mise en confiance, je ne fis pas attention au trajet emprunté par le conducteur. Lorsqu’enfin je réalisai que nous ne nous dirigions pas dans la bonne direction, je fis remarquer à mes hôtes qu’ils se trompaient de route.

« Ne vous inquiétez pas, me répondit la femme, nous devons faire un petit crochet. Ce ne sera pas long. Nous vous déposerons après. »

II

          Cela faisait maintenant plus d’une demi-heure que nous roulions en silence. Le couple ne parlait plus et, lorsque, traversant un village, je m’aventurai à demander qu’on me déposât à cet endroit, je ne reçus aucune réponse. Je croisai le regard de l’homme dans le rétroviseur ; son expression me glaça. Inquiète, j’insistai, suppliante. La femme se retourna et me regarda en fronçant les sourcils.

« Silence ! M’ordonna-t-elle sans plus de commentaire.

—S’il vous plaît, suppliai-je encore, laissez-moi descendre. Vous m’emmenez trop loin. Mes parents vont s’inquiéter. — Chut ! me fit encore la femme. Tais-toi …

J’entendis une porte claquer et un moteur de voiture démarrer. Je me risquai à ouvrir les yeux, pensant que ces gens étaient repartis, m’abandonnant encore. Alors que j’allais faire l’effort de me soulever sur un coude, la femme entra dans la pièce. Je fermai les yeux ; j’espérais qu’elle n’ait pas remarqué que j’étais éveillée. Je la sentis s’agenouiller près de moi ; elle passa une main sous ma tête et la souleva. Je me laissai faire sans broncher. Elle m’ouvrit la bouche et me fit boire. J’avais du mal à déglutir, ma gorge refusait de se desserrer, j’eus un haut le cœur. Elle me soutint en me parlant doucement :

« Là, là, pauvre petite, me disait-elle. Ne t’étouffe pas. Il faut que tu boives. »

Avec patience, presqu’avec tendresse, elle me fit boire une gorgée après l’autre. Lorsque j’eus avalé assez d’eau, elle me saisit sous les bras et me traîna jusqu’à un canapé où elle m’aida à m’allonger.

« Francis est parti travailler, me dit-elle. Nous avons quelques heures de tranquillité. Repose-toi, je vais te préparer quelque chose à manger. Il faut te remettre en forme, sinon, il sera de mauvaise humeur. Je m’appelle Adeline », ajouta-t-elle.

Je n’avais toujours pas fait le moindre mouvement. Malgré le semblant d’empathie que me témoignait cette Adeline, je me disais qu’après tout, elle était la complice de son compagnon et que je devais me méfier d’elle autant que de lui. Lorsqu’elle revint près de moi, elle tenait une assiette dont le fumet me chatouilla l’odorat.

« C‘est du potage. Il faut que tu manges. Allez, ouvre les yeux. »

Je voulus lui répondre, mais il me fut impossible d’articuler le moindre son. Mes cordes vocales étaient bloquées. Mes lèvres remuaient, mais ma voix se réduisait à un souffle incompréhensible. J’ouvris les yeux ; je devais avoir l’air pitoyable ; je pleurais. Elle tira une chaise et s’assit à mes côtés.

« Peux-tu t’asseoir ? Me demanda-t-elle. Fais un effort. »

Elle passa son bras autour de mes épaules, m’aida à m’asseoir et cala un coussin dans mon dos. Tant de sollicitude m’émut ; je fondis à nouveau en larmes.

« Il ne te sert à rien de pleurer, me dit-elle. Je sais, tu te demandes ce que tu fais là, et si on va te faire du mal. Ne t’inquiète pas. Tout ira bien. Si tu obéis à Francis, si tu fais tout ce qu’il te demandera, tu n’auras rien à craindre. Regarde-moi, je vais bien et mon bébé aussi. Alors tu vois, on n’est pas des monstres. Allons, mange. »

Pas vraiment rassurée, je réussis à avaler, cuillerée après cuillerée, entrecoupées de hauts le cœur, la totalité de l’assiettée de potage qu’elle m’avait préparée. Cet effort m’avait épuisée, mais elle ne me laissa pas le temps de me rendormir.

« Il faut te laver, me dit-elle. Tu es sale et tu sens mauvais. C’est normal, après tout ce temps passé dans cette chambre. »

En me soutenant, elle me conduisit à la salle de bain.

« Déshabille-toi, m’ordonna-t-elle, et entre dans la baignoire. »

Affaiblie et incapable de réagir, j’enjambai avec peine la baignoire et m’y laissai tomber, assise, recroquevillée, les genoux remontés sous le menton.

« Ah, non ! Protesta Adeline. Debout, allez, lève-toi. Il faut te doucher ! »

Elle se saisit du pommeau de la douche et m’arrosa de la tête aux pieds. L’eau était presque froide, mais je ne me plaignis pas, trop heureuse de sentir le jet rafraîchir mon corps enfiévré. Je la laissai me savonner le dos et me laver les cheveux.  Elle me tendit enfin une grande serviette de bain dans laquelle je m’enveloppai.

« Sèche-toi, je vais démêler ta tignasse. Regardez-moi ça, s’exclama-t-elle, toutes ces bouches emmêlées ! Allez, bouge-toi, viens t’asseoir ! »

Elle entreprit de me coiffer, démêlant une à une les mèches rebelles qui s’étaient entremêlées pendant ces journées et ces nuits d’abandon et de fièvre. Elle semblait y prendre un certain plaisir, elle chantonnait en me coiffant. Pendant un instant, j’ai cru que nous pourrions devenir amies. …

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