Ce matin du 25 janvier 1924, Jules fêtait ses quarante ans.
Levé dès l’aube, il avait fait une longue promenade dans les rues du village, musardant dans l’air frais du petit matin. Ce village, qu’il chérissait, riche d’histoire, était planté aux abords du Marais Poitevin. La Vendée le traversait de part en part, tantôt grossie des pluies du printemps, tantôt simple ruisselet courant en gazouillant au centre de son lit, avec ses rives joliment bordées de saules pleureurs ; le paysage appelait à la rêverie ; Jules avait toujours aimé s’y balader. Il prenait un grand plaisir à flâner le long de la berge en sifflotant, le nez au vent, humant les senteurs de terre mouillée, de feu de bois et de châtaigne, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon. Il remonta lentement vers la grand ‘rue en zigzagant d’un arbre à l’autre, en cette saison déshabillés de leur feuillage.
Dès le printemps, les dimanches après-midi, les villageois se réunissaient sur la large berge en pente douce où il faisait bon s’abriter du soleil. Pendant que les jeunes s’ébattaient dans l’eau fraiche en s’aspergeant, les anciens goûtaient une sieste réparatrice sous les frondaisons, après les agapes du repas dominical copieusement arrosé.
Cette journée s’annonçait bien. L’eau calme reflétait les premiers rayons du jour au travers d’une brume légère qui s’élevait, doucement soulevée par la brise, s’écartait, comme déchirée, revenait et se soulevait encore, tel un voile vaporeux au-dessus de la rivière enjambée par le pont de pierre, que les Romains avaient posé là, au beau milieu du village dont il réunissait les deux rives.
Dans des temps lointains oubliés de tous, quelques hommes préhistoriques s’étaient arrêtés en cet endroit accueillant. Ils avaient cultivé la terre riche et grasse et avaient créé, au fil des siècles, deux hameaux face à face, séparés par la rivière dont ils devaient se partager, bon gré, mal gré, l’abondance de la pêche. Le franchissement de cette frontière naturelle par l’un ou l’autre des deux voisins avait engendré nombre de conflits plus ou moins meurtriers. Une haine intestine s’était perpétrée bien au-delà de la préhistoire et avait même survécu à l’unification des deux rives par la construction du pont. Longtemps, la méfiance et la concurrence ont été vivaces entre la rive gauche et la rive droite, qui donnait lieu, en période d’élections ou de toute autre compétition, à des scènes toutes aussi cocasses que pathétiques.
En ce début de matinée, le soleil pâle d’hiver éclairait les façades de pierre blanche, réparties de chaque côté du pont, le long d’une large rue qui s’étirait jusqu’au champ de foire. Les anciens chemins de halage cheminaient de part et d’autre des berges. Autrefois, une activité intense animait ces sentiers par lesquels les chevaux de trait tiraient les embarcations à fond plat qui transportaient, au fil de la rivière, les récoltes et autres denrées d’un village à l’autre. Aujourd’hui désaffectés, ils donnaient accès aux jardins potagers des riverains. Malgré la fraicheur de la saison, douceur et sérénité émanaient de cet endroit.
Jules s’arrêta, jeta un regard circulaire sur ce paysage dont il ne se lassait pas ; poussant un gloussement de plaisir, il ne put résister à l’envie de ramasser quelques cailloux pour faire des ricochets dans l’eau, comme au temps de son enfance, lorsqu’il prenait le même chemin pour se rendre à l’école. C’était un homme heureux. Bon vivant, costaud, un peu râblé même, un beau visage aux traits fins et aux yeux clairs, pas tout à fait gris, pas tout à fait bleu, un sourire ouvert sur une rangée de dents bien alignées, lui conféraient un charme quasi irrésistible. Issu d’une vieille famille Vendéenne, il était né dans ce village, y avait passé toute sa vie et avait hérité de sa mère l’entreprise familiale, unique laverie de la région…
Le 6 septembre 1918, près de Chauny, petit village Picard, la bataille faisait rage depuis deux jours. Les alliés avançaient et les troupes Françaises, exténuées, avaient trouvé un regain de courage pour repousser l’ennemi vers la ligne Hindenburg. On avait pris, la veille, le village voisin ; le sergent avait encouragé ses gars à donner un dernier coup de collier.
« La victoire est proche sur ces salopards de boches, avait-il affirmé et après ça, mes p’tits gars, on pourra rentrer au bercail ! »
Forts de cette promesse, ils étaient sortis de la tranchée baïonnette au canon et avaient donné l’assaut. En face, les Allemands attaquaient avec la force du désespoir. Les obus pleuvaient, soulevaient des mottes de boue et de fumées nauséabondes, projetaient à la volée leurs éclats meurtriers.
Il avait plu pendant la nuit et la température avait brusquement chuté en ce petit matin. Le sol détrempé collait aux brodequins. Les premières vagues de combattants avaient labouré le terrain ; on s’y enfonçait parfois jusqu’aux chevilles. On ne pouvait s’extirper de ces ornières qu’en tirant fort sur un pied qui se dégageait avec un bruit de succion, un slurp long comme si cette terre gorgée d’eau voulait vous aspirer, pendant que l’autre pied s’enfonçait à son tour. Les brodequins s’alourdissaient de glaise collante jusqu’à en doubler de volume ; l’avancée était de plus en plus pénible avec ce froid qui vous glaçait les os, le manque de sommeil et cette faim qui tenaillait les ventres et les privait de force. Les combattants zigzaguaient à travers les averses de shrapnells, qui, en explosant, criblaient le malheureux poilu de billes d’acier, lui arrachaient les chairs, réduisaient ses os en miettes.
D’un talus à l’autre, d’un abri de fortune, plus illusoire qu’efficace, à un autre, la journée n’avait été faite que de sauts, de rampements, de tractions et de projections brutales au sol pour éviter de se faire trouer la peau. Tout était endolori ; les genoux et les coudes étaient en sang pour avoir trop servi d’amortisseurs aux corps alourdis trainant avec eux le barda, la fatigue et le désespoir. On avait pu grignoter, pendant une courte accalmie, une ration de lard rance et de pain de guerre, ces horribles biscuits moisis par l’humidité. En d’autres temps, ils auraient été qualifiés d’étouffe chrétien mais ils étaient les bienvenus au front, pour calmer la faim, jamais rassasiée par les trop faibles rations et la mauvaise qualité du ravitaillement.
Les compagnons de Jules tombaient comme des mouches dans cette plaine, maintenant totalement à découvert. Plus un talus, plus un buisson ou un simple trou où s’abriter. Le sergent encourageait ses hommes du geste et de la voix en hurlant des ordres que personne n’entendait tant le fracas était assourdissant. Ceux d’en face avaient dû, eux aussi, sortir des frondaisons qui les abritaient et on en était venu, vers la fin de l’après-midi, au corps à corps. La hargne, la volonté, l’instinct de conservation poussaient ceux qui étaient encore debout à se battre pour sauver leur peau. On ne savait plus, d’ailleurs, pourquoi on se battait. Le seul but, en cet instant, était d’atteindre ce bois qu’on apercevait à l’horizon, pour s’y replier et se reposer un peu en attendant la prochaine attaque. Mais pour cela, il fallait éliminer du passage tout ce qui faisait obstacle. L’état-major avait établi son QG dans le parc d’une grosse maison bourgeoise, à la lisière de la forêt. Il fallait dégager l’endroit et repousser l’ennemi au-delà de cette ligne pour, ensuite, prendre d’assaut le village à trois kilomètres de là.
Jules n’était plus qu’à une centaine de mètres du but. Déjà, les premiers camarades s’étaient mis à couvert, épuisés, découragés, blessés et affamés. Le sergent était revenu en arrière pour encourager les retardataires.
« A terre ! Avait-il hurlé ». Trop tard. Jules avait entendu une énorme explosion qui lui avait arraché les tympans et ressenti un grand choc. Il avait cru s’envoler comme un vulgaire fétu de paille soulevé par le vent. Puis, le trou noir. Plus rien…
Laisser un commentaire