Le royaume des miroirs menteur

Petit conte oriental

une soirée dans l’antre de Diogène

Cette nouvelle a reçu le deuxième prix section nouvelles au Concours international de littérature 2022 d’Arts et Lettres de France.

Les gens comme tout le monde ne présentent aucun signe particulier, on ne les remarque pas ; ce sont des gens ordinaires, dans la bonne moyenne. Régis était ce ceux-là. Le croisant à bonne distance, vous ne l’auriez pas remarqué, mais, le frôlant, une particularité olfactive aurait attiré votre attention car il dégageait une odeur qui ne pouvait échapper à aucun nez, même des plus bouchés. Votre regard se serait attardé un instant sur sa personne mais vous auriez cherché à vous en éloigner pour échapper à ces effluves désagréables. Pourtant, le personnage n’était pas dépourvu d’intérêt. Grand amateur de littérature, il avait une belle érudition qui pouvait tenir son auditoire en haleine sur bien des sujets. Pourvu d’un sens de l’humour certain, il n’engendrait ni la tristesse ni la mélancolie et, malgré sa puanteur, il comptait de nombreux amis.

 Propriétaire d’une belle propriété perchée sur une hauteur dont la vue sur les monts d’Auvergne était imprenable, il attirait un grand nombre de visiteurs qui, dès leur arrivée aux abords de la demeure, pouvaient se faire une idée édifiante quant à sa manière d’appréhender l’ordre des choses.

La première difficulté était de garer son véhicule sur un terre-plein en principe réservé à cet effet mais dont l’espace était en grande partie occupé par les matériaux d’un chantier abandonné, livrés aux herbes folles. Venaient ensuite le jardin, en friche, la piscine, vide d’eau mais emplie de débris, la terrasse, encombrée d’objets disparates. L’ensemble laissait présumer de l’état général du logement.

Une grande salle de séjour, qui avait dû connaître des jours meilleurs, ouvrait par quatre baies vitrées sur la terrasse. En franchissant le seuil, le visiteur découvrait l’inimaginable bric à bric qui régnait en ces lieux.

Les baies vitrées, obscurcies par des années de chiures de mouches et autres salissures, étaient voilées de mousselines et de tentures défraichies, en lambeaux, qui pendouillaient lamentablement aux endroits où les accroches avaient cédé ; un amoncellement d’objets hétéroclites, dans tous les coins de la pièce, semblait être le témoin d’un passé dont les effets restaient indélébiles. Telles les offrandes autour du tombeau d’un pharaon, le maître de maison avait entassé souvenirs, paperasses, emballages, bouteilles vides, morceaux de bois et mille autres choses couvertes de poussières et devenues inutiles comme témoignages d’une vie qui s’écoule sans pouvoir rien en effacer, comme pour se prouver qu’hier fut et que demain laissera assez de traces pour que le souvenir demeure. Cet homme semblait s’enterrer peu à peu sous le poids de son existence, refusant le vide que l’ordre risquerait de creuser, le désordre et la crasse accumulés lui servant de bouclier contre la solitude et les servitudes du quotidien.

« Hier ressemble à aujourd’hui et demain sera semblable aux jours précédents » pouvait être sa devise. Seul, l’apport d’un nouveau désordre les différencierait, qui ajouterait une difficulté supplémentaire à se mouvoir dans sa maison, à trouver une place à un nouvel objet ou à un déchet de plus.

Dès le premier instant on descellait, dans son regard, dans ses attitudes, dans la façon dont il se passait une main sur les yeux lorsque la discussion s’animait, une tristesse dont on ne pouvait soupçonner l’origine ni l’intensité. Le délabrement qui gagnait peu à peu l’ensemble de son habitation semblait être à l’image de son existence, témoignage de son refus d’y changer quoi que ce soit, de son consentement du chaos qui l’entraînait inévitablement. Pourtant, cet homme était un artiste. Il s’adonnait à la peinture, réalisant sur la toile des œuvres d’un grand niveau artistique, époustouflantes de beauté, comme en témoignaient celles accrochées sur l’unique mur du salon laissé libre à cet effet. Le seul endroit bénéficiant d’un peu d’organisation était la partie de la salle de séjour où il avait installé ses chevalets et ses tubes de peinture, bien alignés sur un pupitre dans l’ordre des couleurs allant du plus foncé au plus clair. Les pinceaux, propres et classés par forme et épaisseur étaient, quant à eux, disposés dans des bocaux de verre.

Curieusement, en ce lieu tourmenté, aucune émanation nauséabonde particulière ne choquait l’odorat, comme si son propriétaire en était l’unique réceptacle, ne laissant à son capharnaüm que l’entassement des poussières et s’en réservant les remugles. L’odeur dominante, pour peu qu’on s’éloigne de lui, était une fragrance issue du mélange de l’essence de térébenthine dont il usait pour nettoyer ses pinceaux et de l’huile de lin avec laquelle il diluait ses pigments, mêlée aux relents âcres de la poussière qui virevoltait dans l’air en myriades de particules tourbillonnantes.

Invitée par un ami commun, je découvris cet endroit surréaliste avec la curiosité du néophyte et j’y passai une soirée inoubliable en compagnie de gens tout aussi surprenants que notre hôte, artistes quelque peu déjantés et lui, porteur d’une folie douce, convivial, débonnaire et à la générosité sans limite. Il m’avait accueillie à bras ouverts, célébrant notre toute nouvelle amitié en m’offrant l’hospitalité sous son toit dont le désordre et le manque d’hygiène ne pouvaient qu’étonner et choquer le visiteur ; pourtant aucune gêne, aucun complexe devant ces incongruités ne semblaient l’affecter. De nouveaux convives arrivant, c’est avec le plus grand naturel et beaucoup d’humour qu’il leur ouvrit sa porte, offrant gîte et couvert à qui voulut bien se donner la peine de fermer les yeux sur l’immense foutoir qui régnait dans son antre.

Nous fûmes une quinzaine d’invités autour de sa table qu’il nous fallut débarrasser et nettoyer. Nous déplaçâmes de là, outils, bouquins, restes d’un repas précédent et objets divers pour les entasser ailleurs, avant d’y installer couverts et assiettes soigneusement rangés dans le seul meuble de la pièce n’ayant pas souffert de son désir d’envahissement. Les verres en cristal étaient parfaitement propres et bien alignés, la tête en bas « pour éviter que la poussière n’entre à l’intérieur » spécifia-t-il d’un air docte, les assiettes et les plats de porcelaine blanche rangés par taille. Ces détails m’intriguèrent, ce souci de propreté et de rangement ne collaient décidément pas avec l’ambiance générale.

Furetant de ci, de là à la recherche d’un coin intime, je m’étonnai, à chaque découverte, du ramassis invraisemblable de vieilleries envahissant l’ensemble des pièces. Je trouvai enfin les toilettes dont l’hygiène douteuse n’invitait pas à une utilisation sereine ; les emballages et rouleaux de carton usagés s’amoncelaient dans le lave-mains rendu inutilisable ; la salle de bain n’avait rien à envier ; la baignoire, encombrée de linges douteux, la douche servant de placard fourre-tout, le lavabo, également empli d’un bric à brac de flacons usagés, ne permettaient pas davantage qu’on puisse s’y rafraîchir.

Pourtant, je décelai, dans ce bric à brac, une relative volonté de classement. Aussi bizarre que cela puisse paraître, ce capharnaüm semblait résulter d’une certaine organisation. Chaque désordre occupait le lieu qui lui revenait avant d’avoir atteint l’état de rebut, dans les toilettes comme dans la salle de bain. Dans le bureau, des papiers s’éparpillaient pêle-mêle couvrant le clavier de l’ordinateur, des dossiers jonchaient le sol, entassés en pyramides château-branlant qu’il fallait enjamber pour se frayer un passage jusqu’à une table de travail encombrée d’un fouillis de corbeilles débordant de documents. Cependant, ce qui devait être dans le bureau était dans le bureau. Il en allait de même dans chaque pièce, dans chaque chambre, envahies, surchargées, mais toujours accessibles. Le salon regorgeait de bibelots disposés pêle-mêle sur des étagères poussiéreuses et le piano, désaccordé à en faire grincer les dents, disparaissait sous un amas de partitions jaunies ; les canapés et les fauteuils étaient délabrés et salis de taches indélébiles, mais tout ceci figurait à la bonne place. La cuisine allait de pair avec le reste. Un entassement de vaisselles salles encombrait l’évier, les appareils électro-ménagers débordaient d’une crasse graisseuse accumulée depuis des années, des sacs poubelle à demi remplis étaient éparpillés dans chaque coin, mais ce qui appartenait à la cuisine était au bon endroit.

 « L’ordre dans le désordre », pensai-je.

Ce manque d’hygiène me fit douter de la qualité des mets qui nous seraient servis et je dus me retenir de partir sur le champ, tant le dégoût me gagnait. Il me fallait faire preuve de politesse ; je fis contre mauvaise fortune bon cœur en proposant mon aide pour la préparation du repas, espérant pour le moins qu’il me serait possible de procéder au nettoyage des ustensiles et plats destinés à recevoir les aliments qui nous seraient servis. C’était sans compter sur l’entêtement du maître de maison qui refusa poliment mais fermement toute intervention féminine dans ce qu’il appelait pompeusement son laboratoire !  

Le repas fut savoureux et se déroula dans la gaité ; les convives, insensibles au désordre et à la crasse, firent honneur au poulet de ferme savamment rôti, artistiquement découpé et parfaitement disposé sur un plat de porcelaine. La présentation et la saveur des mets me firent presque oublier le dégoût que j’avais ressenti et je me laissai emporter par l’ambiance et les conversations qui allaient bon train autour de la table.

Tout se déroula de la manière la plus joyeuse et conviviale jusqu’au dessert ; c’est ce moment, alors que nous allions déguster le gâteau offert par un convive, que choisit une amie de longue date de notre hôte pour formuler une remarque discrète sur l’état de sa maison due, le plaignit-elle, à sa vie solitaire ; elle lui proposa gentiment de lui consacrer quelques heures pour l’aider à remettre tout ceci en bon ordre. La réaction fut immédiate. Se levant d’un bond, Régis, avec le plus grand calme, yeux plissés et mains appuyées sur la table, la gratifia d’un sourire carnassier et déclina l’invitation :

« Ma chère Ghislaine, persifla-t-il, je te remercie beaucoup, mais si ma maison ne te plait pas dans l’état où elle se trouve, tu n’es pas obligée d’y rester. Je refuse qu’aucune petite main de fée vienne se mêler de mes affaires. Toute ma vie j’ai dû supporter une mère, puis une épouse passant leur temps à ranger, nettoyer, lessiver, faisant de ma vie un univers aseptisé sans aucun intérêt au nom de l’hygiène dont je me contrefous ! Quoi que tu en penses, ma crasse me tient chaud et mon désordre est mon ordre personnel. Je n’ai pas besoin d’une boniche. Je ne supporte les femmes que pour leur beauté et leur intelligence, c’est d’ailleurs pourquoi il n’y en a plus sous ce toit, car, c’est plus fort qu’elles, dès qu’elles entrent ici, elles veulent tout chambouler, consacrant plus de temps au ménage qu’à des activités ludiques et intéressantes, se transformant en Conchita au balais ravageur. Ça gâche le charme, ça me fait les regarder comme des domestiques et non comme des partenaires, ça me révolte ! Alors, non ! Encore merci, mais basta ! »

Ceci dit, il se rassit et leva son verre à l’amitié et à la beauté féminine.

Le silence s’était fait autour de la table ; interloqués, les convives n’osaient piper mot. La glace fut rompue par un applaudissement qui fusa du bout de la table, les verres se levèrent et l’ambiance retrouva sa gaité, malgré la gêne que certains s’efforçaient encore de cacher. Pour ma part, les paroles de notre hôte m’avaient apporté un début de réponse aux questions que je me posais ; je tournai mon regard sur Ghislaine ; piquée au vif, écarlate, elle avait du mal à retenir ses larmes. Elle quitta la table, prit son manteau et partit en faisant un signe d’aurevoir à la cantonade.

« Je crois que je viens de perdre une amie », releva simplement Régis en se servant un verre de vin.

Quelqu’un raconta une histoire drôle qui détourna l’attention de l’incident et la soirée se termina dans les rires, aidés par l’alcool coulant à flots. En fin de soirée, notre hôte était fin saoul. Il partit se coucher en titubant, marmonnant des choses incompréhensibles en faisant des moulinets avec les bras.

Nous étions quelques-uns à devoir passer la nuit dans cette maison. La chambre que je devais occuper, bien qu’ayant été balayée et nettoyée, ne m’attirait pas. Je ne pouvais m’empêcher de penser à toute cette poussière qu’avait soulevé le balai et qui restait suspendue dans l’air, au risque de m’étouffer pendant mon sommeil. D’ailleurs, personne n’avait envie d’aller se coucher, de peur de s’endormir dans la crasse. Réunis autour de la table, nous avons discuté jusqu’au matin en sirotant, pour nous tenir éveillés, moult tasses de café.

 Lorsque notre hôte s’éveilla, il semblait en pleine forme et nous offrit un petit déjeuner que je refusai poliment, prétextant devoir rentrer de toute urgence à Paris où j’avais un rendez-vous dans le courant de l’après-midi. Il n’insista pas et, prenant congé, il formula une manière d’excuse :

« Je sais, je sais, me dit-il. Aucune femme ne pourrait supporter ça. Je les ai toutes fait fuir et c’est très bien. Je préfère la compagnie de mes vieilleries, mon désordre et ma solitude à la sollicitude d’une emmerdeuse. »

Je ne sus que répondre ; la tristesse de son regard semblait démentir ses propos ; je pensai qu’un tel mal être était en effet aussi insupportable que le désordre qu’il générait. Je le remerciai pour son accueil et, avant qu’il n’ait l’idée de m’embrasser, je luis tendis la main de peur d’être écœurée de si bon matin par son odeur que je percevais déjà.

Plus tard, on me confia que ce pauvre homme avait connu de grands déboires au cours de sa vie ; depuis, il n’était plus le même. Je ne sus pas quels malheurs l’avaient frappé mais je doutais qu’ils fussent la seule cause de son désordre et de sa puanteur.

J’appris, quelques mois plus tard, l’incendie de sa maison dont il ne restait que des ruines calcinées. Le mystère demeurait sur l’origine du désastre. Les décombres, fouillés, ne révélèrent pas le moindre indice prouvant qu’il avait péri au milieu de son désordre. On en conclut qu’il avait volontairement mis le feu à sa demeure et s’était enfui.

Plusieurs années s’étaient écoulées lorsque des randonneurs firent la découverte macabre d’un squelette dans un refuge de montagne si isolé que personne ne s’y était aventuré depuis fort longtemps. Il gisait, recroquevillé au milieu d’un amas d’objets hétéroclites, de toiles peintes, de pinceaux et de tubes de couleurs que les rongeurs et les insectes avaient grignoté, n’en laissant que quelques lambeaux. Malgré le temps passé, la puanteur de la masure était persistante. On sut qu’il s’agissait de Régis grâce à une carte d’identité à moitié rongée mais encore lisible.

Avait-il été assez désespéré pour se donner la mort, submergé par le poids de ses souvenirs et de ses regrets ou bien avait-il péri par excès de crasse et de solitude ?

Le royaume des miroirs menteurs

Cette nouvelle a reçu le deuxième prix section contes au Concours international de littérature 2022 d’Arts et Lettres de France.

   Il était une fois, dans un pays loin d’ici, un royaume où le roi et la reine, qui s’aimaient pourtant d’amour tendre, étaient si laids que nul n’osait les regarder et qu’eux-mêmes, conscients de leur laideur, préféraient que leurs visiteurs ne les voient que de dos ; les domestiques devaient garder la tête penchée et ne jamais s’adresser à eux face à face.

La reine, qui avait vécu autrefois dans un royaume où régnait la beauté, était désespérée par la laideur qui l’entourait.  Lorsqu’elle était à sa toilette, elle pleurait à chaudes larmes en voyant son reflet dans son miroir. Seul, le roi la trouvait belle et elle, qui savait bien qu’il était vilain, ne voyait que ses yeux si tendres qu’elle en oubliait à quel point il n’était pas plaisant à regarder.

Cette situation posait beaucoup de problèmes, car, dans le royaume, personne n’était aussi laid que le roi et la reine et tous leurs sujets, qui un jour ou l’autre avaient pu les apercevoir, disaient d’eux :

« Notre roi et notre reine sont bien gentils, mais comme ils sont laids ! »

La chose avait fait le tour de tout le royaume et des pays voisins et partout, on se moquait de ce pauvre roi et de sa reine qui étaient si disgracieux qu’il était pénible, pour une personne quelconque, de les regarder sans un recul de dégout.

Le château, richement décoré, le village, avec ses boutiques, les habitations, tout, dans ce royaume, était doté de miroirs, vitres et objets réfléchissants qui renvoyaient sincèrement l’image de qui s’y mirait. Lorsque le roi et la reine passaient dans les rues, devant les boutiques, ils étaient contraints de détourner la tête pour éviter de voir le reflet de leur laideur.

Un prince naquit de cette union disgracieuse, qui était aussi laid, si ce n’est plus encore, que ses parents, pour leur plus grande peine.

L’enfant grandissant, le roi et la reine, dont l’amour filial était sans borne, voulurent préserver leur rejeton du désespoir que pourrait lui procurer son affreuse image. Il existait, dans une contrée voisine, un miroitier qui détenait le pouvoir d’inverser les reflets et de faire mentir les miroirs. On fit appel à ses services et il fut ordonné, par décret royal, que tous les miroirs, vitres et autres objets réfléchissants qui reflétaient la vérité seraient remplacés par des miroirs, vitres et tous objets réfléchissants qui ne donneraient à ceux qui s’y mireraient que l’image qu’ils voudraient y voir.

Tous les sujets, domestiques et habitants beaux à regarder furent chassés du royaume et on recruta, pour les remplacer, des sujets, domestiques et habitants aussi laids que la famille royale, qu’on alla chercher sur les chemins et dans les villages des royaumes voisins. Ils étaient bien contents, tous ces gens, de venir habiter le pays des gens laids, car ils étaient des gens de rien et voilà que tout à coup, grâce à leur laideur, ils devenaient des gens de bien. En plus, avec tous ces miroirs menteurs, ils ne s’étaient jamais vus aussi beaux, alors, pensez donc, la belle aubaine !

On plaça donc, sur tous les murs et plafonds de toutes les pièces du château, dans les coursives, dans les cuisines, sur les tables et même dans les écuries, une grande quantité de miroirs menteurs de manière qu’il ne soit plus possible à personne de voir autre chose que le reflet de ce que chacun voulait y voir.

Ainsi, tous les matins à sa toilette, la reine se voyait belle. Plus jamais elle ne regarda son mari face à face et elle perdit, du même coup, le reflet de ses yeux tendres ; le roi fit de même, mais il ne la vit pas plus belle que son cœur la lui avait toujours montrée.

 Tous les sujets du royaume prirent l’habitude de ne voir le monde qu’au travers de son reflet déformé. Les conversations n’eurent désormais lieu que devant un miroir menteur, même pendant les repas où, par une disposition savamment étudiée, chacun avait pour vis-à-vis l’image embellie de

Zone de Texte:            1chaque convive. Lorsque, par inadvertance, quelqu’un ou quelqu’une posait un regard franc sur l’autre, il devait n’en laisser rien paraître et s’empressait de détourner les yeux en direction du miroir le plus proche.

A force de ne plus se regarder les uns les autres, tous ces gens, qui admiraient leur image, oublièrent qu’ils étaient laids, persuadés que leur reflet était celui de la vérité.  Seuls les animaux, les fleurs et les objets inanimés gardaient leur véritable apparence en reflet dans ces miroirs, car comme on le sait, les animaux, les fleurs et les objets ne savent pas mentir et n’ont pas de complexe.

   Le prince grandit au milieu de personnes aussi laides que lui, mais si aimables, si affectueuses, qu’il n’eut jamais à souffrir de sa laideur qui n’en n’était plus une, puisque tout le monde, autour de lui, lui ressemblait.  

Ce fut un jeu, pour lui, de voir le monde sous deux aspects, selon la manière dont il le regardait et, bien qu’il aurait pu s’étonner de constater de telles différences, il ne s’en questionna jamais. C’était ainsi depuis toujours, ce devait donc être normal ; la vie était ainsi faite que les gens étaient comme ceci ou comme cela. Dans ses costumes d’apparat, il voyait le reflet d’un prince charmant comme dans les livres d’image.

                Lorsque le prince fut en âge de se marier, le roi, qui ne voulait pas que son fils chéri reste célibataire, se mit en devoir de chercher, au travers des pays voisins, une princesse aussi vilaine que les habitants de son royaume. Hélas, toutes les jeunes filles bonnes à marier de toutes les contrées étaient vraiment trop belles et aucune ne pouvait convenir, car, ne connaissant pas l’effet des miroirs menteurs, elles auraient regardé le prince face à face, auraient pris peur et se seraient sauvées en refusant de donner leur main à un personnage aussi vilain.

Comme le prince s’impatientait, le roi chargea son grand chambellan de parcourir le monde et de trouver une fille, serait-ce une bergère, digne d’épouser son héritier. Un jour, enfin, le grand chambellan revint au palais avec le portrait d’une jeune gardienne d’oie d’une contrée très éloignée. Elle était vilaine, mais vilaine à un point que nul n’aurait voulu l’avoir sous son toit, tant elle faisait peine à voir. Comme elle ne s’était jamais regardée autrement que dans l’eau de la rivière, elle n’avait pas la moindre idée de sa laideur, puisque l’onde lui avait toujours renvoyé un reflet déformé.  

Le roi ordonna qu’on lui amène la jeune fille. Elle était très sale et mal accoutrée ; en la regardant, le roi se dit qu’on n’aurait pas pu trouver pire. On la baigna, la coiffa, l’habilla avec des atours dignes de la plus belle des princesses et, lorsque tout ceci fut fait, on s’aperçut qu’elle avait de si beaux yeux clairs et brillants d’intelligence qu’on se demanda si, finalement, elle ne serait pas trop belle pour plaire au prince. Lorsque la jeune fille se vit dans les miroirs de sa chambre, elle faillit tomber en syncope, tant la surprise fut grande de se voir telle qu’elle ne s’était jamais vue, resplendissante à couper le souffle. Le prince, passant par-là l’aperçut et en tomba amoureux fou. Il se plaça à côté d’elle devant le miroir et, comme cette jeune fille n’avait vu, autour d’elle, que des gens laids, elle trouva le prince à son goût et se dit qu’ils faisaient un très beau couple. Jamais elle n’aurait pu espérer devenir princesse aux côtés d’un si bel homme. Ses yeux rayonnèrent de bonheur et le prince fut le plus heureux des jeunes hommes. On les maria et ils filèrent le parfait amour, faisant résonner le palais de leurs rires et de leurs chansons. Ils eurent un bel enfant tout rose avec des cheveux bouclés et blonds comme en ont les anges sur les images d’Epinal, de grands yeux bleus comme ceux de sa mère et une petite bouche en cœur.

Un jour, le prince et la princesse découvrirent, caché dans une remise, bien enveloppé dans des couvertures, un miroir qui disait toujours la vérité. Le seul du royaume qui n’avait pas été détruit. Le plaçant devant lui, le prince eut un haut le cœur en découvrant ce qu’on lui avait toujours caché. Apercevant l’image de son épouse, il se retourna et, pour la première fois, il la regarda vraiment, sans l’aide du miroir menteur. Ce qu’il vit l’étonna mais ne le contraria pas, bien au contraire.          
     « Mamie, lui demanda-t-il, qui suis-je vraiment ? Suis-je ce reflet si déplaisant que c’en est un désespoir, ou suis-je celui que les miroirs du château me renvoient depuis toujours ?

—Vous êtes vous, mon tendre amour. Qu’importe le reflet ? La vérité est que vous êtes le meilleur mari qu’une femme puisse espérer. N’est-ce pas suffisant ? Répondit la princesse en tendant ses lèvres au prince.

Satisfait de cette réponse, le prince rangea le miroir sincère où il l’avait trouvé et ne dit mot à quiconque de sa découverte. Cependant, il comprit que tout, autour de lui, n’était que mensonge depuis toujours. Un énorme dilemme le tarauda désormais dont il ne pouvait trouver la solution : vaut-il mieux maintenir le bonheur dans le mensonge ou rétablir une vérité qui risquerait de rendre son peuple malheureux ? L’apparence est-elle si importante ?

N’ayant aucune réponse satisfaisante, le prince prit le parti de ne rien changer.

La vie continua donc dans le royaume où tout le monde était satisfait et heureux de son sort.

Une nuit, la terre se mit à trembler si fort que toutes les vitres, tous les objets fragiles et tous les miroirs se brisèrent en mille morceaux pendant que les habitants du village et ceux du palais étaient jetés hors de leur lit tant les secousses étaient fortes. Pris de panique, tout ce monde se précipita dehors. Dans l’affolement, chacun se tâtant pour s’assurer qu’il était bien réveillé et en vie, les uns appelant les autres, personne ne s’aperçut qu’il n’y avait plus de miroir pour refléter des images mensongères. Lorsque le calme revint, au milieu de tous ces décombres, la population se réunit naturellement dans la grande cour du château, attendant que le roi vienne la rassurer.

C’est alors que la vérité éclata. En chemise et bonnet de nuit sur le balcon, le roi apparut dans toute la vérité de sa laideur, ainsi que la reine, le prince et son épouse tenant dans ses bras le bébé rose et joufflu aux yeux bleus. Les regards, rivés sur la famille royale, n’en crurent pas leurs yeux. Chacun regardant son voisin eut au même moment le choc que produit généralement une vérité que tout le monde est sensé connaitre mais qu’il est de bon ton de cacher : le roi, la reine, le prince, sa femme et toute la population, tout le monde sans exception était absolument laid ! Sauf l’enfant princier.

On s’était caché cette vérité depuis tant de temps que tous, même ceux qui, au fond d’eux-mêmes savaient bien que tout ceci n’était que faux-semblant, avaient fini par croire à ce qu’ils voyaient mais qui n’était que le reflet de leurs désirs et rien d’autre.

Voyant le désarroi de son peuple, le roi fut abattu et pris de remord d’avoir semé le mensonge en voulant protéger son fils de ce qu’il pensait être une horrible vérité. Ses sujets, qui malgré tout étaient un peuple heureux gouverné par un souverain bien meilleur que la plupart des rois, furent désolés de son abattement. Les premiers instants de flottement passés, lorsque les plus vindicatifs se calmèrent, le roi prit la parole.

« Mes chers sujets, il a fallu cette catastrophe pour que nous ne nous regardions plus au travers des miroirs du mensonge. Il est vrai que nous sommes un peuple de gens beaucoup plus laids que la plupart des habitants de notre contrée. Il est vrai, aussi que, désirant protéger mon cher fils, je vous ai entrainés dans cette tromperie. Mais qui avons-nous trompé, si ce n’est nous-mêmes ? Nous avons fini par oublier notre laideur et cela nous a rendus heureux. Tous les miroirs menteurs ont été cassés. Les remplacerons-nous par des miroirs sincères, qui sauront refléter l’image de ce que nous sommes sans artifice ? Supporterons-nous de nous voir tels que nous sommes ou remettrons-nous en place de nouveaux miroirs mensongers ? Je vous laisse en décider vous-mêmes. Pour ma part, lorsque je regarde mon épouse, mon fils, ma belle-fille et mon petit-fils, je les trouve les plus beaux du monde, car je sais lire en leur cœur. Et, ajouta le roi avec un sourire, je me demande comment ils pourront me regarder sans être effrayés par ma laideur. »

A ces derniers mots, la reine se jeta dans les bras de son mari, son fils et sa belle-fille l’étreignirent en l’assurant qu’ils l’aimaient tel qu’il était et qu’après tout, il n’était pas si horrible à regarder.

Dans la cour, les sujets, attendris, applaudirent et se donnèrent l’accolade. Cependant, quelques couples, ceux qui s’aimaient le moins, sans doute, se séparèrent. Les autres vécurent aussi heureux qu’au temps des reflets mensongers. Les mères continuèrent à trouver que leurs enfants étaient les plus beaux du monde et ceux qui s’aimaient d’amour tendre et qui s’étaient toujours regardés dans les yeux n’y virent finalement pas de différence. Les cancans et les moqueries ne furent pas pires ni plus nombreux et la vie continua, mais plus aucun miroir ne fut plus jamais installé dans les rues et dans les boutiques, chacun faisant son affaire de se regarder ou de ne pas le faire. Au palais, le prince récupéra celui qu’il avait découvert dans la remise et le fixa dans la chambre conjugale, au-dessus du lit. Il prit plaisir à y voir le reflet de son épouse tel qu’il la connaissait, sans artifice ni mensonge, avec ses beaux yeux pleins de tendresse et de franchise.           
©Mona Lassus – Tous droits réservés
#retour

Lire Petit conte oriental

POUR RETABLIR LA VERITE SUR LES PRINCES CHARMANTS…

  Il était une fois un gentil prince charmant beau, riche et intelligent, qui fut transformé en vilain crapaud par une méchante sorcière… 

un gentil prince charmant beau, riche et intelligent

C’est ainsi que commencent généralement les contes de fée destinés aux enfants.

Bien sûr, bien sûr, mais… On ne nous dit pas tout !

Posons-nous les bonnes questions :

Qu’avait donc fait ce « gentil prince charmant » pour mériter un tel sort ?

Était-il vraiment beau, gentil et charmant ? Ah !…

Et la sorcière était-elle vraiment méchante ?

Et était-ce vraiment une sorcière ? Ha !…

 Il était, autrefois, des contes destinés aux grandes personnes dont on a fait disparaître toutes les éditions, car, jugés discriminatoires, ils ont été censurés et définitivement interdits par ces mêmes censeurs qui, n’en doutons pas, n’avaient, pour la plupart, pas la conscience tranquille… Ces atroces faits divers furent repris et transformés en contes de fée pour faire peur aux petits enfants.

Il est grand temps de rétablir la vérité. Alors, reprenons :

une jeune, belle et intelligente princesse

Il était une fois, dans un sérail dont le maître était un affreux sultan barbu et adipeux, une jeune, belle et intelligente princesse.

Enfermée nuit et jour au sommet d’une tour, elle soupirait en regardant l’horizon sans fin.

 Elle rêvait, la belle, à sa délivrance prochaine, se voyait, voguant sur des flots bleus à bord d’une embarcation aux voiles blanches gonflées par la brise légère, vers une contrée lointaine où l’attendait le gentil prince charmant, beau et intelligent !

Elle n’avait, pour compagnie, qu’un couple de tourterelles dont les frou-frous amoureux emplissaient l’air du matin au soir, un vieux figuier qui, allez donc savoir comment, avait pris racine sur la bordure d’une minuscule terrasse et dont les branches tordues abritaient un petit peuple de reinettes dont les croa-croa rythmaient les roucoulements des oiseaux.

Pris comme ça, sur le vif, ce tintamarre de basse-cour n’était que de très loin harmonieux, il faut bien le reconnaître. Mais la jeune fille accompagnait ces chants monocordes de sa belle voix suave en faisant courir habilement ses longs doigts effilés sur les cordes de sa harpe. 

Un récital enchanteur s’élevait alors du sommet de la tour, faisant lever la tête aux passants, tout en bas, dans les ruelles, étonnés et ravis par cette douce musique qui donnait à certains comme une mélancolie et leur tirait des soupirs longs comme un jour sans fin.

On allait même jusqu’à penser qu’il y avait là quelque chose de mystérieux, voire d’angélique !

Un jour, la douce mélodie enchanteresse se tut. Le silence se fit dans la tour et les passants, dans les ruelles, hochaient tristement la tête et soupiraient encore en se disant que quelque chose de néfaste avait fait fuir les anges musiciens…

Pendant ses longues nuits solitaires, la petite prisonnière était visitée par un rêve. Sa nourrice, en réalité sa marraine – et donc une de ces fées qui, à cette époque et dans cette contrée se penchaient sur le berceau des jeunes princesses et veillaient sur elles jusqu’à leur majorité – venait l’encourager à supporter patiemment sa captivité, lui promettant un avenir meilleur. Elle se penchait sur elle et lui susurrait à l’oreille des paroles dont, au réveil, elle avait tout oublié, se souvenant seulement que, le moment venu, tout ceci lui apparaitrait clairement pour son plus grand bien.

 Ce jour-là, alors que son geôlier avait mal refermé la lourde porte cloutée qui la retenait prisonnière, la jeune princesse, curieuse et excitée, jeta un rapide coup d’œil par l’entrebâillement. Personne, pas un bruit… Elle fit un pas, puis deux hors de sa chambre et, glacée de peur et très peu vêtue, s’aventura dans les couloirs du sérail où, heureusement, elle ne rencontra âme qui vive.

Ses fins bas de soie laissaient deviner ses jambes gracieuses et un voile de mousseline rose ne cachait de sa nudité que le strict minimum, mais elle préservait sa pudeur en enveloppant de son abondante chevelure dorée ses deux seins ronds aux mamelons fièrement dressés.

Afin de ne pas éveiller l’attention de ses gardes, elle  ôta ses jolies mules dont les talons faisaient résonner le sol dallé, et, ainsi peu équipée, elle traversa courageusement une longue enfilade de couloirs déserts, de pièces aux décors somptueux de mosaïques, d’ors et de marbres ; elle descendit des escaliers en colimaçon et, d’étage en étage, tantôt marchant prudemment en rasant les murs, tantôt sautillant sur ses petits pieds potelés, elle arriva tout en bas de la haute tour où elle avait passé tant d’années, seule et désespérée.

Ses pas l’avaient conduite dans un endroit magnifique qui la laissa béate d’admiration et d’étonnement.

De multiples colonnades torsadées, des voûtes gracieuses, semblaient soutenir comme à bout de bras un plafond aussi haut que celui d’une cathédrale. Le sol de marbre blanc luisait comme un miroir. Au centre de l’édifice, un grand bassin dont l’eau transparente reflétait les feux multicolores d’une baie aux vitraux colorés que le soleil allumait de mille éclats.

Cet endroit sentait les délices, les plaisirs, la volupté. Était-ce un lieu de perdition pour les jeunes innocentes imprudentes ?

Comment cette enfant, pure et vierge, aurait-elle pu se douter un seul instant du danger dans lequel elle venait de se précipiter ? Comment, je vous le demande ?

Toujours est-il qu’à peine avait-elle soulevé le couvercle d’une grande malle qui trônait là, au bord du bassin, tentatrice de la plus puérile des curiosités, qu’elle en ait extrait le plus bel atour qu’elle eut pu espérer, apparut, dans l’encadrement d’une porte dérobée, le plus inattendu, le plus hideux, le plus effrayant personnage qu’une jouvencelle put avoir le malheur de rencontrer !

le plus inattendu, le plus hideux,
le plus effrayant personnage qu’une jouvencelle put avoir le malheur de rencontrer !

Vêtu d’une longue tunique jaune d’or, d’un curieux pantalon bouffant rouge sang, coiffé d’un turban vert surmonté d’une énorme pierre aussi rouge que son pantalon, chaussé de babouches aussi vertes que son turban, le bonhomme ressemblait à s’y méprendre à un gnome grimaçant et barbu, aussi large que haut, tel un petit tonneau sur pattes !

D’une voix grinçante comme une porte mal graissée, il s’exclama, coléreux, en découvrant l’intruse :

« En voilà une effrontée ! Qui t’a permis, jeune esclave, d’entrer dans mon palais ? De quel droit as-tu quitté cette tour où tu étais enfermée en attendant le jour où Moi, Grand Vizir parmi les Grands, j’aurais décidé de t’en faire sortir ?»

Effrayée tant par la vue du petit homme que par ses paroles, gênée de se montrer aussi peu vêtue à cet affreux personnage, la belle cacha tant bien que mal sa nudité à l’aide de la robe de soie trouvée dans la malle. Cependant, entendant ce nabot se qualifier de grand, elle ne put s’empêcher de penser qu’il avait de lui-même une bien plus haute opinion que sa taille n’aurait dû le lui permettre ! Elle le trouva plutôt drôle et se dit que, perdue pour perdue, le mieux était de l’amadouer.

« Monsieur le Grand Vizir parmi les Grands, dit-elle en minaudant – et en appuyant exagérément sur le mot grand – pardon. Je m’ennuyais, seule au sommet de la tour. J’ai voulu prendre l’air, visiter votre beau palais. Oh, s’il vous plaît, ne me punissez pas. Permettez-moi juste de prendre un bain dans l’eau pure de ce beau bassin. Après, je vous le promets, je retournerai sagement dans ce bel appartement que vous avez eu la grande bonté de me donner et j’attendrai patiemment votre bon vouloir pour en sortir ».

Tout ceci énoncé de la voix la plus suave, avec le plus beau sourire et les plus séduisants battements de cils dont une fille a le secret quand elle désire plaire.

Tel le corbeau sur son arbre perché, le vizir, flatté et alléché par tant de grâce, fondit comme neige au soleil et, d’une petite voix étranglée qui se voulait encore ferme, il lui donna l’autorisation qu’elle sollicitait :

« Bon, je te pardonne pour cette fois. Allez, baigne-toi et retourne vite fait dans ta tour ou, si je te vois encore traîner par ici, par les cornes du grand tentateur, je te donne en pâture aux soldats de ma garnison ! »

Ce disant, le vieux satyre, sans doute encouragé par les minauderies de l’innocente coquine, sentit monter en lui comme une fièvre et, n’y tenant plus de lorgner ce jeune et vigoureux corps désormais complètement nu, puisque la belle avait tout naturellement laissé glisser à terre son léger vêtement pour entrer dans le bain, avant qu’elle n’ait pu seulement esquisser un plongeon, il se précipita sur elle et la saisit à bras le corps.

« Cette jouvencelle est destinée à mon fils, pensait-il, mais après tout, c’est moi, ici, le Grand Vizir. Et j’ai le droit de goûter avant quiconque aux fruits de mon jardin ! »

N’ayant jamais eu à subir les assauts d’un homme et totalement ignorante des intentions salaces de celui-ci, elle crut, la pauvrette, que le vieux bonhomme, pris de remords pour l’avoir si sévèrement traitée, désirait se faire pardonner par une cajolerie affectueuse, à l’instar de sa nourrice quand elle l’avait grondée jusqu’à la faire pleurer. Elle le laissa donc faire gentiment, lui rendant même un baiser sur sa joue hirsute ; son absence de résistance et son apparent consentement donnèrent des ailes au vieillard. Tout émoustillé, il saisit un des mamelons de la belle et se mit à téter goulument et à mordiller le joli petit téton, si rose qu’il ressemblait à une fraise bien mûre.

Le chatouillis ainsi provoqué étonna autant qu’inquiéta la gamine. Jamais nourrice ne lui avait fait entrevoir ce genre de caresse. Que voulait donc ce vieux vizir ?

Comme l’autre, la serrant fort enlacée s’enhardissait un peu plus loin, la mignonne réussit à dégager un bras de cette étreinte et, sans trop savoir pourquoi, elle glissa une petite main habile jusqu’à l’échancrure du pantalon bouffant et gonflé d’où s’échappait une soudaine et turgescente érection. Saisissant au hasard ce qui lui semblait le plus accessible, elle se mit à tirer dessus en débitant des paroles qui, elle le réalisa plus tard, n’étaient autres que celles prononcées par sa nourrice dans ses rêves.

Une chose incroyable se produisit alors.

Un « ploc » accompagné d’un éclair aveuglant, une décharge électrique et… Pouf ! Le vizir lubrique disparut, comme ça, d’un seul coup !

« Alors ça, quand même, se dit la princesse, que s’est-il passé ? Et où a donc disparu ce Grand Vizir parmi les Grands ? »

Lorsqu’un « croa-croa » désespéré attira son attention. A ses pieds, un énorme et hideux crapaud vert couvert de pustules jaunes sautillait maladroitement au milieu des vêtements du grand vizir tombés en vrac à terre et la regardait de ses gros yeux globuleux avec comme un air de reproche.

« Regarde, semblait-il lui dire, regarde ce que tu m’as fait ! »

« Regarde, semblait-il lui dire, regarde ce que tu m’as fait ! »

Elle n’en croyait pas ses yeux …

« C’était donc ça, se dit-elle, ce que ma marraine voulait me faire comprendre ! »

Et toutes les paroles prononcées dans ses rêves lui revinrent alors clairement.

Je ne peux ici vous les rapporter, car certaines formules magiques, comme vous pouvez le constater, ne peuvent être mises entre les mains de n’importe qui. Ce serait vraiment trop dangereux !

La belle comprit qu’à partir de ce jour, elle était investie d’un grand pouvoir sur les Grands Vizirs parmi les Grands et même, probablement, sur les hommes en général…

Elle plaça le crapaud-Grand Vizir dans une des babouches qui lui servirait désormais de lit et partit le déposer dans la chambre au sommet de la tour, dans laquelle elle était restée si longtemps prisonnière. Elle lui dit :

« A ton tour, Grand Vizir parmi les Grands, de goûter aux tourments de l’ennui. Tu ne seras pas seul. Je te laisse en compagnie de mes amies les tourterelles et les reinettes. Tâche de ne pas leur faire de misères, où tu auras affaire à moi ! ».

Se passant gourmandement la langue sur les lèvres comme pour savourer sa victoire, elle jubila :

« Que c’est bon, d’avoir un tel pouvoir ! »…

L’histoire ne nous dit pas ce qu’il advint de la belle après ces évènements, ni du fils du grand vizir à qui elle était destinée. Mais on entendit dire qu’elle rencontra, de retour dans la salle au bassin, le jeune homme sortant du bain seulement vêtu d’un étrange caleçon qui laissait déborder de tous côtés de sa personne une énorme bedaine et de généreux bourrelets graisseux.

« Tiens, se dit-elle en l’apercevant, voici sans aucun doute le fils du grand vizir ! Par le Prophète ! Il est aussi laid que son père ! »

Le garçon resta coi et béat de stupeur devant cette apparition inattendue. La belle, ne lui laissant pas le temps de se ressaisir, s’approcha, tentatrice et félonne. Ce qui devait arriver arriva ! Le pauvre bougre, dans tous ses états, ne put résister à une telle aubaine et, saisissant l’occasion à bras le corps, il subit à son tour et sans méfiance la malédiction qu’avait connue son malheureux père qu’il rejoignit dans le vieux figuier !

Mais il ne s’agit là que de on-dit que l’histoire n’a pas permis de vérifier…

Ce qui est à peu près certain, c’est que la belle se rendit ensuite au harem où elle rencontra  les autres jeunes prisonnières auxquelles elle confia son secret et s’en fit des amies dévouées ; qu’ensemble, elles mirent le palais sens dessus-dessous ; qu’elles furent aidées par les eunuques, mis dans la confidence et trop contents de se venger de ces maîtres qui les avaient si maltraités ; que tous les hommes du palais et même certaines femmes succombèrent à leurs charmes ; que ceux et celles qui refusèrent leurs avances furent chassés et échappèrent ainsi  au sort des autres, dont on n’en sut pas plus que ça, mais qu’il s’était produit, en une journée, des évènements terribles dont il valait mieux ne pas parler…

 Mais il se dit aussi, dans toute la région, que le palais serait hanté…

Chaque soir, à la tombée du jour, on entend, à des kilomètres à la ronde, un drôle de concert dont la musique, allant du croassement le plus grave au croassement le plus aigü, a fait déserter le village de tous ses habitants qui ne pouvaient supporter un tel vacarme…

On dit que le grand vizir, son fils, sa suite, ses concubines et toute sa garnison ont disparu mystérieusement, comme ça, au beau milieu d’une journée ordinaire…

On dit que depuis, le palais est envahi par une colonie de crapauds et de grenouilles dont le nombre serait égal à celui des humains qui y vivaient autrefois…

On dit aussi qu’on a vu, la nuit suivant ce jour ordinaire où s’étaient produits ces évènements extraordinaires, une troupe de jeunes cavalières légèrement vêtues quitter le palais à brides abattues…

On dit enfin que, sur une île au large, vivent des beautés nues, dont les chants attirent les navigateurs imprudents que personne ne revoit jamais et que, lorsque la nuit tombe, des croassements lugubres accompagnent les voix harmonieuses de ces beautés qui se baignent et se prélassent sur la plage de sable blond en compagnie de quelques beaux et jeunes hommes, des princes charmants, sans nul doute, qu’elles tiennent en esclavage…

Et finalement, on ne dit rien sur les reinettes et les grenouilles mais on dit que tout crapaud ne serait autre qu’un homme laid et lubrique à qui la belle aurait jeté un terrible sort dont il ne pourrait être guéri que par le baiser chaste et amoureux d’une jeune pucelle…

Croyez-vous vraiment qu’une fille belle et intelligente, même si elle est chaste et vierge, aurait l’idée de tomber amoureuse d’un crapaud ?

Moralité : pour devenir prince charmant, mieux vaut être jeune, beau et intelligent que vieux, laid et bête… ! Bien entendu, si on est un peu riche, ça peut aider.

C’est ainsi que les contes de fée qui racontent aux enfants la mésaventure d’un jeune prince beau, riche, intelligent et amoureux d’une jeune princesse, belle, riche, intelligente et amoureuse, auquel une méchante sorcière vieille, laide et jalouse aurait jeté un sort sont à prendre avec beaucoup de prudence, car la vérité n’est pas toujours celle qu’on croit…


Ce qui n’empêche que des fois, les sorcières laides et jalouses et même pas vieilles…Mais ça, c’est une autre histoire.

Ce conte a reçu le troisième prix section contes au Concours international de littérature 2021 d’Arts et Lettres de France.

Zone de Texte:            3

Lucien ou Luciano ?

Petit conte oriental

« Le prince charmant »
Illustration de Mona Lassus – Mine de plomb sur papier

Il était une fois un gentil prince charmant beau, riche et intelligent, qui fut transformé en vilain crapaud par une méchante sorcière… 

C’est ainsi que commencent généralement les contes de fée destinés aux enfants.Bien sûr, bien sûr, mais… On ne nous dit pas tout ! Posons-nous les bonnes questions : Qu’avait donc fait ce « gentil prince charmant » pour mériter un tel sort ? Était-il vraiment beau, gentil et charmant ? Ah !… Et la sorcière était-elle vraiment méchante ? Et était-ce vraiment une sorcière ? Ha !… Il était, autrefois, des contes destinés aux grandes personnes dont on a fait disparaître toutes les éditions, car, jugés discriminatoires, ils ont été censurés et définitivement interdits par ces mêmes censeurs qui, n’en doutons pas, n’avaient, pour la plupart, pas la conscience tranquille… Ces atroces faits divers furent repris et transformés en contes de fée pour faire peur aux petits enfants.

Il est grand temps de rétablir la vérité. Alors, reprenons :

Il était une fois, dans un sérail dont le maître était un affreux sultan barbu et adipeux, une jeune, belle et intelligente princesse. Enfermée nuit et jour au sommet d’une tour, elle soupirait en regardant l’horizon sans fin. Elle rêvait, la belle, à sa délivrance prochaine, se voyait, voguant sur des flots bleus à bord d’une embarcation aux voiles blanches gonflées par la brise légère, vers une contrée lointaine où l’attendait le gentil prince charmant, beau et intelligent !Elle n’avait, pour compagnie, qu’un couple de tourterelles dont les frou-frous amoureux emplissaient l’air du matin au soir, un vieux figuier qui, allez donc savoir comment, avait pris racine sur la bordure d’une minuscule terrasse et dont les branches tordues abritaient un petit peuple de reinettes dont les croa-croa rythmaient les roucoulements des oiseaux.

Pris comme ça, sur le vif, ce tintamarre de basse-cour n’était que de très loin harmonieux, il faut bien le reconnaître. Mais la jeune fille accompagnait ces chants monocordes de sa belle voix suave en faisant courir habilement ses longs doigts effilés sur les cordes de sa harpe. Un récital enchanteur s’élevait alors du sommet de la tour, faisant lever la tête aux passants, tout en bas, dans les ruelles, étonnés et ravis par cette douce musique qui donnait à certains comme une mélancolie et leur tirait des soupirs longs comme un jour sans fin.

On allait même jusqu’à penser qu’il y avait là quelque chose de mystérieux, voire d’angélique !

Un jour, la douce mélodie enchanteresse se tut. Le silence se fit dans la tour et les passants, dans les ruelles, hochaient tristement la tête et soupiraient encore en se disant que quelque chose de néfaste avait fait fuir les anges musiciens…

Pendant ses longues nuits solitaires, la petite prisonnière était visitée par un rêve. Sa nourrice, en réalité sa marraine – et donc une de ces fées qui, à cette époque et dans cette contrée se penchaient sur le berceau des jeunes princesses et veillaient sur elles jusqu’à leur majorité – venait l’encourager à supporter patiemment sa captivité, lui promettant un avenir meilleur. Elle se penchait sur elle et lui susurrait à l’oreille des paroles dont, au réveil, elle avait tout oublié, se souvenant seulement que, le moment venu, tout ceci lui apparaitrait clairement pour son plus grand bien.

 Ce jour-là, alors que son geôlier avait mal refermé la lourde porte cloutée qui la retenait prisonnière, la jeune princesse, curieuse et excitée, jeta un rapide coup d’œil par l’entrebâillement. Personne, pas un bruit… Elle fit un pas, puis deux hors de sa chambre et, glacée de peur et très peu vêtue, s’aventura dans les couloirs du sérail où, heureusement, elle ne rencontra âme qui vive.

« La princesse prisonnière » –
Illustration de Mona Lassus – pastel et crayon de couleur sur papier canson.

Ses fins bas de soie laissaient deviner ses jambes gracieuses et un voile de mousseline rose ne cachait de sa nudité que le strict minimum, mais elle préservait sa pudeur en enveloppant de son abondante chevelure dorée ses deux seins ronds aux mamelons fièrement dressés.

Afin de ne pas éveiller l’attention de ses gardes, elle  ôta ses jolies mules dont les talons faisaient résonner le sol dallé, et, ainsi peu équipée, elle traversa courageusement une longue enfilade de couloirs déserts, de pièces aux décors somptueux de mosaïques, d’ors et de marbres ; elle descendit des escaliers en colimaçon et, d’étage en étage, tantôt marchant prudemment en rasant les murs, tantôt sautillant sur ses petits pieds potelés, elle arriva tout en bas de la haute tour où elle avait passé tant d’années, seule et désespérée.

Ses pas l’avaient conduite dans un endroit magnifique qui la laissa béate d’admiration et d’étonnement.

De multiples colonnades torsadées, des voûtes gracieuses, semblaient soutenir comme à bout de bras un plafond aussi haut que celui d’une cathédrale. Le sol de marbre blanc luisait comme un miroir. Au centre de l’édifice, un grand bassin dont l’eau transparente reflétait les feux multicolores d’une baie aux vitraux colorés que le soleil allumait de mille éclats.

Cet endroit sentait les délices, les plaisirs, la volupté. Était-ce un lieu de perdition pour les jeunes innocentes imprudentes ?

Comment cette enfant, pure et vierge, aurait-elle pu se douter un seul instant du danger dans lequel elle venait de se précipiter ? Comment, je vous le demande ?

Toujours est-il qu’à peine avait-elle soulevé le couvercle d’une grande malle qui trônait là, au bord du bassin, tentatrice de la plus puérile des curiosités, qu’elle en ait extrait le plus bel atour qu’elle eut pu espérer, apparut, dans l’encadrement d’une porte dérobée, le plus inattendu, le plus hideux, le plus effrayant personnage qu’une jouvencelle put avoir le malheur de rencontrer !

« l’affreux grand vizir » – Illustration de Mona Lassus – pastel sur papier canson

Vêtu d’une longue tunique jaune d’or, d’un curieux pantalon bouffant rouge sang, coiffé d’un turban vert surmonté d’une énorme pierre aussi rouge que son pantalon, chaussé de babouches aussi vertes que son turban, le bonhomme ressemblait à s’y méprendre à un gnome grimaçant et barbu, aussi large que haut, tel un petit tonneau sur pattes !

D’une voix grinçante comme une porte mal graissée, il s’exclama, coléreux, en découvrant l’intruse :

« En voilà une effrontée ! Qui t’a permis, jeune esclave, d’entrer dans mon palais ? De quel droit as-tu quitté cette tour où tu étais enfermée en attendant le jour où Moi, Grand Vizir parmi les Grands, j’aurais décidé de t’en faire sortir ?»

Effrayée tant par la vue du petit homme que par ses paroles, gênée de se montrer aussi peu vêtue à cet affreux personnage, la belle cacha tant bien que mal sa nudité à l’aide de la robe de soie trouvée dans la malle. Cependant, entendant ce nabot se qualifier de grand, elle ne put s’empêcher de penser qu’il avait de lui-même une bien plus haute opinion que sa taille n’aurait dû le lui permettre ! Elle le trouva plutôt drôle et se dit que, perdue pour perdue, le mieux était de l’amadouer.

« Monsieur le Grand Vizir parmi les Grands, dit-elle en minaudant – et en appuyant exagérément sur le mot grand – pardon. Je m’ennuyais, seule au sommet de la tour. J’ai voulu prendre l’air, visiter votre beau palais. Oh, s’il vous plaît, ne me punissez pas. Permettez-moi juste de prendre un bain dans l’eau pure de ce beau bassin. Après, je vous le promets, je retournerai sagement dans ce bel appartement que vous avez eu la grande bonté de me donner et j’attendrai patiemment votre bon vouloir pour en sortir ».

Tout ceci énoncé de la voix la plus suave, avec le plus beau sourire et les plus séduisants battements de cils dont une fille a le secret quand elle désire plaire.

Tel le corbeau sur son arbre perché, le vizir, flatté et alléché par tant de grâce, fondit comme neige au soleil et, d’une petite voix étranglée qui se voulait encore ferme, il lui donna l’autorisation qu’elle sollicitait :

« Bon, je te pardonne pour cette fois. Allez, baigne-toi et retourne vite fait dans ta tour ou, si je te vois encore traîner par ici, par les cornes du grand tentateur, je te donne en pâture aux soldats de ma garnison ! »

Ce disant, le vieux satyre, sans doute encouragé par les minauderies de l’innocente coquine, sentit monter en lui comme une fièvre et, n’y tenant plus de lorgner ce jeune et vigoureux corps désormais complètement nu, puisque la belle avait tout naturellement laissé glisser à terre son léger vêtement pour entrer dans le bain, avant qu’elle n’ait pu seulement esquisser un plongeon, il se précipita sur elle et la saisit à bras le corps.

« Cette jouvencelle est destinée à mon fils, pensait-il, mais après tout, c’est moi, ici, le Grand Vizir. Et j’ai le droit de goûter avant quiconque aux fruits de mon jardin ! »

N’ayant jamais eu à subir les assauts d’un homme et totalement ignorante des intentions salaces de celui-ci, elle crut, la pauvrette, que le vieux bonhomme, pris de remords pour l’avoir si sévèrement traitée, désirait se faire pardonner par une cajolerie affectueuse, à l’instar de sa nourrice quand elle l’avait grondée jusqu’à la faire pleurer. Elle le laissa donc faire gentiment, lui rendant même un baiser sur sa joue hirsute ; son absence de résistance et son apparent consentement donnèrent des ailes au vieillard. Tout émoustillé, il saisit un des mamelons de la belle et se mit à téter goulument et à mordiller le joli petit téton, si rose qu’il ressemblait à une fraise bien mûre.

Le chatouillis ainsi provoqué étonna autant qu’inquiéta la gamine. Jamais nourrice ne lui avait fait entrevoir ce genre de caresse. Que voulait donc ce vieux vizir ?

Comme l’autre, la serrant fort enlacée s’enhardissait un peu plus loin, la mignonne réussit à dégager un bras de cette étreinte et, sans trop savoir pourquoi, elle glissa une petite main habile jusqu’à l’échancrure du pantalon bouffant et gonflé d’où s’échappait une soudaine et turgescente érection. Saisissant au hasard ce qui lui semblait le plus accessible, elle se mit à tirer dessus en débitant des paroles qui, elle le réalisa plus tard, n’étaient autres que celles prononcées par sa nourrice dans ses rêves.

Une chose incroyable se produisit alors.

Un « ploc » accompagné d’un éclair aveuglant, une décharge électrique et… Pouf ! Le vizir lubrique disparut, comme ça, d’un seul coup !

« La princesse et le crapaud » – Illustration de Mona Lassus – Huile sur toile – Collection privée

« Alors ça, quand même, se dit la princesse, que s’est-il passé ? Et où a donc disparu ce Grand Vizir parmi les Grands ? »

Lorsqu’un « croa-croa » désespéré attira son attention. A ses pieds, un énorme et hideux crapaud vert couvert de pustules jaunes sautillait maladroitement au milieu des vêtements du grand vizir tombés en vrac à terre et la regardait de ses gros yeux globuleux avec comme un air de reproche.

« Regarde, semblait-il lui dire, regarde ce que tu m’as fait ! »

Elle n’en croyait pas ses yeux …

« C’était donc ça, se dit-elle, ce que ma marraine voulait me faire comprendre ! »

Et toutes les paroles prononcées dans ses rêves lui revinrent alors clairement.

Je ne peux ici vous les rapporter, car certaines formules magiques, comme vous pouvez le constater, ne peuvent être mises entre les mains de n’importe qui. Ce serait vraiment trop dangereux !

La belle comprit qu’à partir de ce jour, elle était investie d’un grand pouvoir sur les Grands Vizirs parmi les Grands et même, probablement, sur les hommes en général…

Elle plaça le crapaud-Grand Vizir dans une des babouches qui lui servirait désormais de lit et partit le déposer dans la chambre au sommet de la tour, dans laquelle elle était restée si longtemps prisonnière. Elle lui dit :

« A ton tour, Grand Vizir parmi les Grands, de goûter aux tourments de l’ennui. Tu ne seras pas seul. Je te laisse en compagnie de mes amies les tourterelles et les reinettes. Tâche de ne pas leur faire de misères, où tu auras affaire à moi ! ».

Se passant gourmandement la langue sur les lèvres comme pour savourer sa victoire, elle jubila :

« Que c’est bon, d’avoir un tel pouvoir ! »…

L’histoire ne nous dit pas ce qu’il advint de la belle après ces évènements, ni du fils du grand vizir à qui elle était destinée. Mais on entendit dire qu’elle rencontra, de retour dans la salle au bassin, le jeune homme sortant du bain seulement vêtu d’un étrange caleçon qui laissait déborder de tous côtés de sa personne une énorme bedaine et de généreux bourrelets graisseux.

« Tiens, se dit-elle en l’apercevant, voici sans aucun doute le fils du grand vizir ! Par le Prophète ! Il est aussi laid que son père ! »

Le garçon resta coi et béat de stupeur devant cette apparition inattendue. La belle, ne lui laissant pas le temps de se ressaisir, s’approcha, tentatrice et félonne. Ce qui devait arriver arriva ! Le pauvre bougre, dans tous ses états, ne put résister à une telle aubaine et, saisissant l’occasion à bras le corps, il subit à son tour et sans méfiance la malédiction qu’avait connue son malheureux père qu’il rejoignit dans le vieux figuier !

Mais il ne s’agit là que de on-dit que l’histoire n’a pas permis de vérifier…

Ce qui est à peu près certain, c’est que la belle se rendit ensuite au harem où elle rencontra  les autres jeunes prisonnières auxquelles elle confia son secret et s’en fit des amies dévouées ; qu’ensemble, elles mirent le palais sens dessus-dessous ; qu’elles furent aidées par les eunuques, mis dans la confidence et trop contents de se venger de ces maîtres qui les avaient si maltraités ; que tous les hommes du palais et même certaines femmes succombèrent à leurs charmes ; que ceux et celles qui refusèrent leurs avances furent chassés et échappèrent ainsi  au sort des autres, dont on n’en sut pas plus que ça, mais qu’il s’était produit, en une journée, des évènements terribles dont il valait mieux ne pas parler…

 Mais il se dit aussi, dans toute la région, que le palais serait hanté…

Chaque soir, à la tombée du jour, on entend, à des kilomètres à la ronde, un drôle de concert dont la musique, allant du croassement le plus grave au croassement le plus aigü, a fait déserter le village de tous ses habitants qui ne pouvaient supporter un tel vacarme…

On dit que le grand vizir, son fils, sa suite, ses concubines et toute sa garnison ont disparu mystérieusement, comme ça, au beau milieu d’une journée ordinaire…

On dit que depuis, le palais est envahi par une colonie de crapauds et de grenouilles dont le nombre serait égal à celui des humains qui y vivaient autrefois…

On dit aussi qu’on a vu, la nuit suivant ce jour ordinaire où s’étaient produits ces évènements extraordinaires, une troupe de jeunes cavalières légèrement vêtues quitter le palais à brides abattues…

On dit enfin que, sur une île au large, vivent des beautés nues, dont les chants attirent les navigateurs imprudents que personne ne revoit jamais et que, lorsque la nuit tombe, des croassements lugubres accompagnent les voix harmonieuses de ces beautés qui se baignent et se prélassent sur la plage de sable blond en compagnie de quelques beaux et jeunes hommes, des princes charmants, sans nul doute, qu’elles tiennent en esclavage…

Et finalement, on ne dit rien sur les reinettes et les grenouilles mais on dit que tout crapaud ne serait autre qu’un homme laid et lubrique à qui la belle aurait jeté un terrible sort dont il ne pourrait être guéri que par le baiser chaste et amoureux d’une jeune pucelle…

Croyez-vous vraiment qu’une fille belle et intelligente, même si elle est chaste et vierge, aurait l’idée de tomber amoureuse d’un crapaud ?

Moralité : pour devenir prince charmant, mieux vaut être jeune, beau et intelligent que vieux, laid et bête… ! Bien entendu, si on est un peu riche, ça peut aider.

C’est ainsi que les contes de fée qui racontent aux enfants la mésaventure d’un jeune prince beau, riche, intelligent et amoureux d’une jeune princesse, belle, riche, intelligente et amoureuse, auquel une méchante sorcière vieille, laide et jalouse aurait jeté un sort sont à prendre avec beaucoup de prudence, car la vérité n’est pas toujours celle qu’on croit…
Ce qui n’empêche que des fois, les sorcières laides et jalouses et même pas vieilles…Mais ça, c’est une autre histoire.

©Mona Lassus – Tous droits réservés

retour Nouvelles

****************************************************************************************

****************************************************************************************