Le royaume des miroirs menteurs

Ce conte a reçu le deuxième prix au Concours international de littérature 2022 d’Arts et Lettres de France.

Petit conte oriental

Attention : quelques situations, expressions et allusions « coquines » ne sont pas adaptées à la lecture pour enfants.

Ce conte a reçu le troisième prix au Concours international de littérature 2021 d’Arts et Lettres de France.

La légende du Marais

Le pays de cocagne

Le rossignol et les perroquets

Le royaume des miroirs menteurs

Cette nouvelle a reçu le deuxième prix section contes au Concours international de littérature 2022 d’Arts et Lettres de France.

   Il était une fois, dans un pays loin d’ici, un royaume où le roi et la reine, qui s’aimaient pourtant d’amour tendre, étaient si laids que nul n’osait les regarder et qu’eux-mêmes, conscients de leur laideur, préféraient que leurs visiteurs ne les voient que de dos ; les domestiques devaient garder la tête penchée et ne jamais s’adresser à eux face à face.

La reine, qui avait vécu autrefois dans un royaume où régnait la beauté, était désespérée par la laideur qui l’entourait.  Lorsqu’elle était à sa toilette, elle pleurait à chaudes larmes en voyant son reflet dans son miroir. Seul, le roi la trouvait belle et elle, qui savait bien qu’il était vilain, ne voyait que ses yeux si tendres qu’elle en oubliait à quel point il n’était pas plaisant à regarder.

Cette situation posait beaucoup de problèmes, car, dans le royaume, personne n’était aussi laid que le roi et la reine et tous leurs sujets, qui un jour ou l’autre avaient pu les apercevoir, disaient d’eux :

« Notre roi et notre reine sont bien gentils, mais comme ils sont laids ! »

La chose avait fait le tour de tout le royaume et des pays voisins et partout, on se moquait de ce pauvre roi et de sa reine qui étaient si disgracieux qu’il était pénible, pour une personne quelconque, de les regarder sans un recul de dégout.

Le château, richement décoré, le village, avec ses boutiques, les habitations, tout, dans ce royaume, était doté de miroirs, vitres et objets réfléchissants qui renvoyaient sincèrement l’image de qui s’y mirait. Lorsque le roi et la reine passaient dans les rues, devant les boutiques, ils étaient contraints de détourner la tête pour éviter de voir le reflet de leur laideur.

Un prince naquit de cette union disgracieuse, qui était aussi laid, si ce n’est plus encore, que ses parents, pour leur plus grande peine.

L’enfant grandissant, le roi et la reine, dont l’amour filial était sans borne, voulurent préserver leur rejeton du désespoir que pourrait lui procurer son affreuse image. Il existait, dans une contrée voisine, un miroitier qui détenait le pouvoir d’inverser les reflets et de faire mentir les miroirs. On fit appel à ses services et il fut ordonné, par décret royal, que tous les miroirs, vitres et autres objets réfléchissants qui reflétaient la vérité seraient remplacés par des miroirs, vitres et tous objets réfléchissants qui ne donneraient à ceux qui s’y mireraient que l’image qu’ils voudraient y voir.

Tous les sujets, domestiques et habitants beaux à regarder furent chassés du royaume et on recruta, pour les remplacer, des sujets, domestiques et habitants aussi laids que la famille royale, qu’on alla chercher sur les chemins et dans les villages des royaumes voisins. Ils étaient bien contents, tous ces gens, de venir habiter le pays des gens laids, car ils étaient des gens de rien et voilà que tout à coup, grâce à leur laideur, ils devenaient des gens de bien. En plus, avec tous ces miroirs menteurs, ils ne s’étaient jamais vus aussi beaux, alors, pensez donc, la belle aubaine !

On plaça donc, sur tous les murs et plafonds de toutes les pièces du château, dans les coursives, dans les cuisines, sur les tables et même dans les écuries, une grande quantité de miroirs menteurs de manière qu’il ne soit plus possible à personne de voir autre chose que le reflet de ce que chacun voulait y voir.

Ainsi, tous les matins à sa toilette, la reine se voyait belle. Plus jamais elle ne regarda son mari face à face et elle perdit, du même coup, le reflet de ses yeux tendres ; le roi fit de même, mais il ne la vit pas plus belle que son cœur la lui avait toujours montrée.

 Tous les sujets du royaume prirent l’habitude de ne voir le monde qu’au travers de son reflet déformé. Les conversations n’eurent désormais lieu que devant un miroir menteur, même pendant les repas où, par une disposition savamment étudiée, chacun avait pour vis-à-vis l’image embellie de

Zone de Texte:            1chaque convive. Lorsque, par inadvertance, quelqu’un ou quelqu’une posait un regard franc sur l’autre, il devait n’en laisser rien paraître et s’empressait de détourner les yeux en direction du miroir le plus proche.

A force de ne plus se regarder les uns les autres, tous ces gens, qui admiraient leur image, oublièrent qu’ils étaient laids, persuadés que leur reflet était celui de la vérité.  Seuls les animaux, les fleurs et les objets inanimés gardaient leur véritable apparence en reflet dans ces miroirs, car comme on le sait, les animaux, les fleurs et les objets ne savent pas mentir et n’ont pas de complexe.

   Le prince grandit au milieu de personnes aussi laides que lui, mais si aimables, si affectueuses, qu’il n’eut jamais à souffrir de sa laideur qui n’en n’était plus une, puisque tout le monde, autour de lui, lui ressemblait.  

Ce fut un jeu, pour lui, de voir le monde sous deux aspects, selon la manière dont il le regardait et, bien qu’il aurait pu s’étonner de constater de telles différences, il ne s’en questionna jamais. C’était ainsi depuis toujours, ce devait donc être normal ; la vie était ainsi faite que les gens étaient comme ceci ou comme cela. Dans ses costumes d’apparat, il voyait le reflet d’un prince charmant comme dans les livres d’image.

                Lorsque le prince fut en âge de se marier, le roi, qui ne voulait pas que son fils chéri reste célibataire, se mit en devoir de chercher, au travers des pays voisins, une princesse aussi vilaine que les habitants de son royaume. Hélas, toutes les jeunes filles bonnes à marier de toutes les contrées étaient vraiment trop belles et aucune ne pouvait convenir, car, ne connaissant pas l’effet des miroirs menteurs, elles auraient regardé le prince face à face, auraient pris peur et se seraient sauvées en refusant de donner leur main à un personnage aussi vilain.

Comme le prince s’impatientait, le roi chargea son grand chambellan de parcourir le monde et de trouver une fille, serait-ce une bergère, digne d’épouser son héritier. Un jour, enfin, le grand chambellan revint au palais avec le portrait d’une jeune gardienne d’oie d’une contrée très éloignée. Elle était vilaine, mais vilaine à un point que nul n’aurait voulu l’avoir sous son toit, tant elle faisait peine à voir. Comme elle ne s’était jamais regardée autrement que dans l’eau de la rivière, elle n’avait pas la moindre idée de sa laideur, puisque l’onde lui avait toujours renvoyé un reflet déformé.  

Le roi ordonna qu’on lui amène la jeune fille. Elle était très sale et mal accoutrée ; en la regardant, le roi se dit qu’on n’aurait pas pu trouver pire. On la baigna, la coiffa, l’habilla avec des atours dignes de la plus belle des princesses et, lorsque tout ceci fut fait, on s’aperçut qu’elle avait de si beaux yeux clairs et brillants d’intelligence qu’on se demanda si, finalement, elle ne serait pas trop belle pour plaire au prince. Lorsque la jeune fille se vit dans les miroirs de sa chambre, elle faillit tomber en syncope, tant la surprise fut grande de se voir telle qu’elle ne s’était jamais vue, resplendissante à couper le souffle. Le prince, passant par-là l’aperçut et en tomba amoureux fou. Il se plaça à côté d’elle devant le miroir et, comme cette jeune fille n’avait vu, autour d’elle, que des gens laids, elle trouva le prince à son goût et se dit qu’ils faisaient un très beau couple. Jamais elle n’aurait pu espérer devenir princesse aux côtés d’un si bel homme. Ses yeux rayonnèrent de bonheur et le prince fut le plus heureux des jeunes hommes. On les maria et ils filèrent le parfait amour, faisant résonner le palais de leurs rires et de leurs chansons. Ils eurent un bel enfant tout rose avec des cheveux bouclés et blonds comme en ont les anges sur les images d’Epinal, de grands yeux bleus comme ceux de sa mère et une petite bouche en cœur.

Un jour, le prince et la princesse découvrirent, caché dans une remise, bien enveloppé dans des couvertures, un miroir qui disait toujours la vérité. Le seul du royaume qui n’avait pas été détruit. Le plaçant devant lui, le prince eut un haut le cœur en découvrant ce qu’on lui avait toujours caché. Apercevant l’image de son épouse, il se retourna et, pour la première fois, il la regarda vraiment, sans l’aide du miroir menteur. Ce qu’il vit l’étonna mais ne le contraria pas, bien au contraire.          
     « Mamie, lui demanda-t-il, qui suis-je vraiment ? Suis-je ce reflet si déplaisant que c’en est un désespoir, ou suis-je celui que les miroirs du château me renvoient depuis toujours ?

—Vous êtes vous, mon tendre amour. Qu’importe le reflet ? La vérité est que vous êtes le meilleur mari qu’une femme puisse espérer. N’est-ce pas suffisant ? Répondit la princesse en tendant ses lèvres au prince.

Satisfait de cette réponse, le prince rangea le miroir sincère où il l’avait trouvé et ne dit mot à quiconque de sa découverte. Cependant, il comprit que tout, autour de lui, n’était que mensonge depuis toujours. Un énorme dilemme le tarauda désormais dont il ne pouvait trouver la solution : vaut-il mieux maintenir le bonheur dans le mensonge ou rétablir une vérité qui risquerait de rendre son peuple malheureux ? L’apparence est-elle si importante ?

N’ayant aucune réponse satisfaisante, le prince prit le parti de ne rien changer.

La vie continua donc dans le royaume où tout le monde était satisfait et heureux de son sort.

Une nuit, la terre se mit à trembler si fort que toutes les vitres, tous les objets fragiles et tous les miroirs se brisèrent en mille morceaux pendant que les habitants du village et ceux du palais étaient jetés hors de leur lit tant les secousses étaient fortes. Pris de panique, tout ce monde se précipita dehors. Dans l’affolement, chacun se tâtant pour s’assurer qu’il était bien réveillé et en vie, les uns appelant les autres, personne ne s’aperçut qu’il n’y avait plus de miroir pour refléter des images mensongères. Lorsque le calme revint, au milieu de tous ces décombres, la population se réunit naturellement dans la grande cour du château, attendant que le roi vienne la rassurer.

C’est alors que la vérité éclata. En chemise et bonnet de nuit sur le balcon, le roi apparut dans toute la vérité de sa laideur, ainsi que la reine, le prince et son épouse tenant dans ses bras le bébé rose et joufflu aux yeux bleus. Les regards, rivés sur la famille royale, n’en crurent pas leurs yeux. Chacun regardant son voisin eut au même moment le choc que produit généralement une vérité que tout le monde est sensé connaitre mais qu’il est de bon ton de cacher : le roi, la reine, le prince, sa femme et toute la population, tout le monde sans exception était absolument laid ! Sauf l’enfant princier.

On s’était caché cette vérité depuis tant de temps que tous, même ceux qui, au fond d’eux-mêmes savaient bien que tout ceci n’était que faux-semblant, avaient fini par croire à ce qu’ils voyaient mais qui n’était que le reflet de leurs désirs et rien d’autre.

Voyant le désarroi de son peuple, le roi fut abattu et pris de remord d’avoir semé le mensonge en voulant protéger son fils de ce qu’il pensait être une horrible vérité. Ses sujets, qui malgré tout étaient un peuple heureux gouverné par un souverain bien meilleur que la plupart des rois, furent désolés de son abattement. Les premiers instants de flottement passés, lorsque les plus vindicatifs se calmèrent, le roi prit la parole.

« Mes chers sujets, il a fallu cette catastrophe pour que nous ne nous regardions plus au travers des miroirs du mensonge. Il est vrai que nous sommes un peuple de gens beaucoup plus laids que la plupart des habitants de notre contrée. Il est vrai, aussi que, désirant protéger mon cher fils, je vous ai entrainés dans cette tromperie. Mais qui avons-nous trompé, si ce n’est nous-mêmes ? Nous avons fini par oublier notre laideur et cela nous a rendus heureux. Tous les miroirs menteurs ont été cassés. Les remplacerons-nous par des miroirs sincères, qui sauront refléter l’image de ce que nous sommes sans artifice ? Supporterons-nous de nous voir tels que nous sommes ou remettrons-nous en place de nouveaux miroirs mensongers ? Je vous laisse en décider vous-mêmes. Pour ma part, lorsque je regarde mon épouse, mon fils, ma belle-fille et mon petit-fils, je les trouve les plus beaux du monde, car je sais lire en leur cœur. Et, ajouta le roi avec un sourire, je me demande comment ils pourront me regarder sans être effrayés par ma laideur. »

A ces derniers mots, la reine se jeta dans les bras de son mari, son fils et sa belle-fille l’étreignirent en l’assurant qu’ils l’aimaient tel qu’il était et qu’après tout, il n’était pas si horrible à regarder.

Dans la cour, les sujets, attendris, applaudirent et se donnèrent l’accolade. Cependant, quelques couples, ceux qui s’aimaient le moins, sans doute, se séparèrent. Les autres vécurent aussi heureux qu’au temps des reflets mensongers. Les mères continuèrent à trouver que leurs enfants étaient les plus beaux du monde et ceux qui s’aimaient d’amour tendre et qui s’étaient toujours regardés dans les yeux n’y virent finalement pas de différence. Les cancans et les moqueries ne furent pas pires ni plus nombreux et la vie continua, mais plus aucun miroir ne fut plus jamais installé dans les rues et dans les boutiques, chacun faisant son affaire de se regarder ou de ne pas le faire. Au palais, le prince récupéra celui qu’il avait découvert dans la remise et le fixa dans la chambre conjugale, au-dessus du lit. Il prit plaisir à y voir le reflet de son épouse tel qu’il la connaissait, sans artifice ni mensonge, avec ses beaux yeux pleins de tendresse et de franchise.           
©Mona Lassus – Tous droits réservés

Petit conte oriental

« Le prince charmant »
Illustration de Mona Lassus – Mine de plomb sur papier

Il était une fois un gentil prince charmant beau, riche et intelligent, qui fut transformé en vilain crapaud par une méchante sorcière… 

C’est ainsi que commencent généralement les contes de fée destinés aux enfants. Bien sûr, bien sûr, mais… On ne nous dit pas tout ! Posons-nous les bonnes questions : Qu’avait donc fait ce « gentil prince charmant » pour mériter un tel sort ? Était-il vraiment beau, gentil et charmant ? Ah !… Et la sorcière était-elle vraiment méchante ? Et était-ce vraiment une sorcière ? Ha !… Il était, autrefois, des contes destinés aux grandes personnes dont on a fait disparaître toutes les éditions, car, jugés discriminatoires, ils ont été censurés et définitivement interdits par ces mêmes censeurs qui, n’en doutons pas, n’avaient, pour la plupart, pas la conscience tranquille… Ces atroces faits divers furent repris et transformés en contes de fée pour faire peur aux petits enfants.

Il est grand temps de rétablir la vérité. Alors, reprenons :

Il était une fois, dans un sérail dont le maître était un affreux sultan barbu et adipeux, une jeune, belle et intelligente princesse. Enfermée nuit et jour au sommet d’une tour, elle soupirait en regardant l’horizon sans fin. Elle rêvait, la belle, à sa délivrance prochaine, se voyait, voguant sur des flots bleus à bord d’une embarcation aux voiles blanches gonflées par la brise légère, vers une contrée lointaine où l’attendait le gentil prince charmant, beau et intelligent !Elle n’avait, pour compagnie, qu’un couple de tourterelles dont les frou-frous amoureux emplissaient l’air du matin au soir, un vieux figuier qui, allez donc savoir comment, avait pris racine sur la bordure d’une minuscule terrasse et dont les branches tordues abritaient un petit peuple de reinettes dont les croa-croa rythmaient les roucoulements des oiseaux.

Pris comme ça, sur le vif, ce tintamarre de basse-cour n’était que de très loin harmonieux, il faut bien le reconnaître. Mais la jeune fille accompagnait ces chants monocordes de sa belle voix suave en faisant courir habilement ses longs doigts effilés sur les cordes de sa harpe. Un récital enchanteur s’élevait alors du sommet de la tour, faisant lever la tête aux passants, tout en bas, dans les ruelles, étonnés et ravis par cette douce musique qui donnait à certains comme une mélancolie et leur tirait des soupirs longs comme un jour sans fin.

On allait même jusqu’à penser qu’il y avait là quelque chose de mystérieux, voire d’angélique !

Un jour, la douce mélodie enchanteresse se tut. Le silence se fit dans la tour et les passants, dans les ruelles, hochaient tristement la tête et soupiraient encore en se disant que quelque chose de néfaste avait fait fuir les anges musiciens…

Pendant ses longues nuits solitaires, la petite prisonnière était visitée par un rêve. Sa nourrice, en réalité sa marraine – et donc une de ces fées qui, à cette époque et dans cette contrée se penchaient sur le berceau des jeunes princesses et veillaient sur elles jusqu’à leur majorité – venait l’encourager à supporter patiemment sa captivité, lui promettant un avenir meilleur. Elle se penchait sur elle et lui susurrait à l’oreille des paroles dont, au réveil, elle avait tout oublié, se souvenant seulement que, le moment venu, tout ceci lui apparaitrait clairement pour son plus grand bien.

 Ce jour-là, alors que son geôlier avait mal refermé la lourde porte cloutée qui la retenait prisonnière, la jeune princesse, curieuse et excitée, jeta un rapide coup d’œil par l’entrebâillement. Personne, pas un bruit… Elle fit un pas, puis deux hors de sa chambre et, glacée de peur et très peu vêtue, s’aventura dans les couloirs du sérail où, heureusement, elle ne rencontra âme qui vive.

« La princesse prisonnière » –
Illustration de Mona Lassus – pastel et crayon de couleur sur papier canson.

Ses fins bas de soie laissaient deviner ses jambes gracieuses et un voile de mousseline rose ne cachait de sa nudité que le strict minimum, mais elle préservait sa pudeur en enveloppant de son abondante chevelure dorée ses deux seins ronds aux mamelons fièrement dressés.

Afin de ne pas éveiller l’attention de ses gardes, elle  ôta ses jolies mules dont les talons faisaient résonner le sol dallé, et, ainsi peu équipée, elle traversa courageusement une longue enfilade de couloirs déserts, de pièces aux décors somptueux de mosaïques, d’ors et de marbres ; elle descendit des escaliers en colimaçon et, d’étage en étage, tantôt marchant prudemment en rasant les murs, tantôt sautillant sur ses petits pieds potelés, elle arriva tout en bas de la haute tour où elle avait passé tant d’années, seule et désespérée.

Ses pas l’avaient conduite dans un endroit magnifique qui la laissa béate d’admiration et d’étonnement.

De multiples colonnades torsadées, des voûtes gracieuses, semblaient soutenir comme à bout de bras un plafond aussi haut que celui d’une cathédrale. Le sol de marbre blanc luisait comme un miroir. Au centre de l’édifice, un grand bassin dont l’eau transparente reflétait les feux multicolores d’une baie aux vitraux colorés que le soleil allumait de mille éclats.

Cet endroit sentait les délices, les plaisirs, la volupté. Était-ce un lieu de perdition pour les jeunes innocentes imprudentes ?

Comment cette enfant, pure et vierge, aurait-elle pu se douter un seul instant du danger dans lequel elle venait de se précipiter ? Comment, je vous le demande ?

Toujours est-il qu’à peine avait-elle soulevé le couvercle d’une grande malle qui trônait là, au bord du bassin, tentatrice de la plus puérile des curiosités, qu’elle en ait extrait le plus bel atour qu’elle eut pu espérer, apparut, dans l’encadrement d’une porte dérobée, le plus inattendu, le plus hideux, le plus effrayant personnage qu’une jouvencelle put avoir le malheur de rencontrer !

« l’affreux grand vizir » – Illustration de Mona Lassus – pastel sur papier canson

Vêtu d’une longue tunique jaune d’or, d’un curieux pantalon bouffant rouge sang, coiffé d’un turban vert surmonté d’une énorme pierre aussi rouge que son pantalon, chaussé de babouches aussi vertes que son turban, le bonhomme ressemblait à s’y méprendre à un gnome grimaçant et barbu, aussi large que haut, tel un petit tonneau sur pattes !

D’une voix grinçante comme une porte mal graissée, il s’exclama, coléreux, en découvrant l’intruse :

« En voilà une effrontée ! Qui t’a permis, jeune esclave, d’entrer dans mon palais ? De quel droit as-tu quitté cette tour où tu étais enfermée en attendant le jour où Moi, Grand Vizir parmi les Grands, j’aurais décidé de t’en faire sortir ?»

Effrayée tant par la vue du petit homme que par ses paroles, gênée de se montrer aussi peu vêtue à cet affreux personnage, la belle cacha tant bien que mal sa nudité à l’aide de la robe de soie trouvée dans la malle. Cependant, entendant ce nabot se qualifier de grand, elle ne put s’empêcher de penser qu’il avait de lui-même une bien plus haute opinion que sa taille n’aurait dû le lui permettre ! Elle le trouva plutôt drôle et se dit que, perdue pour perdue, le mieux était de l’amadouer.

« Monsieur le Grand Vizir parmi les Grands, dit-elle en minaudant – et en appuyant exagérément sur le mot grand – pardon. Je m’ennuyais, seule au sommet de la tour. J’ai voulu prendre l’air, visiter votre beau palais. Oh, s’il vous plaît, ne me punissez pas. Permettez-moi juste de prendre un bain dans l’eau pure de ce beau bassin. Après, je vous le promets, je retournerai sagement dans ce bel appartement que vous avez eu la grande bonté de me donner et j’attendrai patiemment votre bon vouloir pour en sortir ».

Tout ceci énoncé de la voix la plus suave, avec le plus beau sourire et les plus séduisants battements de cils dont une fille a le secret quand elle désire plaire.

Tel le corbeau sur son arbre perché, le vizir, flatté et alléché par tant de grâce, fondit comme neige au soleil et, d’une petite voix étranglée qui se voulait encore ferme, il lui donna l’autorisation qu’elle sollicitait :

« Bon, je te pardonne pour cette fois. Allez, baigne-toi et retourne vite fait dans ta tour ou, si je te vois encore traîner par ici, par les cornes du grand tentateur, je te donne en pâture aux soldats de ma garnison ! »

Ce disant, le vieux satyre, sans doute encouragé par les minauderies de l’innocente coquine, sentit monter en lui comme une fièvre et, n’y tenant plus de lorgner ce jeune et vigoureux corps désormais complètement nu, puisque la belle avait tout naturellement laissé glisser à terre son léger vêtement pour entrer dans le bain, avant qu’elle n’ait pu seulement esquisser un plongeon, il se précipita sur elle et la saisit à bras le corps.

« Cette jouvencelle est destinée à mon fils, pensait-il, mais après tout, c’est moi, ici, le Grand Vizir. Et j’ai le droit de goûter avant quiconque aux fruits de mon jardin ! »

N’ayant jamais eu à subir les assauts d’un homme et totalement ignorante des intentions salaces de celui-ci, elle crut, la pauvrette, que le vieux bonhomme, pris de remords pour l’avoir si sévèrement traitée, désirait se faire pardonner par une cajolerie affectueuse, à l’instar de sa nourrice quand elle l’avait grondée jusqu’à la faire pleurer. Elle le laissa donc faire gentiment, lui rendant même un baiser sur sa joue hirsute ; son absence de résistance et son apparent consentement donnèrent des ailes au vieillard. Tout émoustillé, il saisit un des mamelons de la belle et se mit à téter goulument et à mordiller le joli petit téton, si rose qu’il ressemblait à une fraise bien mûre.

Le chatouillis ainsi provoqué étonna autant qu’inquiéta la gamine. Jamais nourrice ne lui avait fait entrevoir ce genre de caresse. Que voulait donc ce vieux vizir ?

Comme l’autre, la serrant fort enlacée s’enhardissait un peu plus loin, la mignonne réussit à dégager un bras de cette étreinte et, sans trop savoir pourquoi, elle glissa une petite main habile jusqu’à l’échancrure du pantalon bouffant et gonflé d’où s’échappait une soudaine et turgescente érection. Saisissant au hasard ce qui lui semblait le plus accessible, elle se mit à tirer dessus en débitant des paroles qui, elle le réalisa plus tard, n’étaient autres que celles prononcées par sa nourrice dans ses rêves.

Une chose incroyable se produisit alors.

Un « ploc » accompagné d’un éclair aveuglant, une décharge électrique et… Pouf ! Le vizir lubrique disparut, comme ça, d’un seul coup !

« La princesse et le crapaud » – Illustration de Mona Lassus – Huile sur toile – Collection privée

« Alors ça, quand même, se dit la princesse, que s’est-il passé ? Et où a donc disparu ce Grand Vizir parmi les Grands ? »

Lorsqu’un « croa-croa » désespéré attira son attention. A ses pieds, un énorme et hideux crapaud vert couvert de pustules jaunes sautillait maladroitement au milieu des vêtements du grand vizir tombés en vrac à terre et la regardait de ses gros yeux globuleux avec comme un air de reproche.

« Regarde, semblait-il lui dire, regarde ce que tu m’as fait ! »

Elle n’en croyait pas ses yeux …

« C’était donc ça, se dit-elle, ce que ma marraine voulait me faire comprendre ! »

Et toutes les paroles prononcées dans ses rêves lui revinrent alors clairement.

Je ne peux ici vous les rapporter, car certaines formules magiques, comme vous pouvez le constater, ne peuvent être mises entre les mains de n’importe qui. Ce serait vraiment trop dangereux !

La belle comprit qu’à partir de ce jour, elle était investie d’un grand pouvoir sur les Grands Vizirs parmi les Grands et même, probablement, sur les hommes en général…

Elle plaça le crapaud-Grand Vizir dans une des babouches qui lui servirait désormais de lit et partit le déposer dans la chambre au sommet de la tour, dans laquelle elle était restée si longtemps prisonnière. Elle lui dit :

« A ton tour, Grand Vizir parmi les Grands, de goûter aux tourments de l’ennui. Tu ne seras pas seul. Je te laisse en compagnie de mes amies les tourterelles et les reinettes. Tâche de ne pas leur faire de misères, où tu auras affaire à moi ! ».

Se passant gourmandement la langue sur les lèvres comme pour savourer sa victoire, elle jubila :

« Que c’est bon, d’avoir un tel pouvoir ! »…

L’histoire ne nous dit pas ce qu’il advint de la belle après ces évènements, ni du fils du grand vizir à qui elle était destinée. Mais on entendit dire qu’elle rencontra, de retour dans la salle au bassin, le jeune homme sortant du bain seulement vêtu d’un étrange caleçon qui laissait déborder de tous côtés de sa personne une énorme bedaine et de généreux bourrelets graisseux.

« Tiens, se dit-elle en l’apercevant, voici sans aucun doute le fils du grand vizir ! Par le Prophète ! Il est aussi laid que son père ! »

Le garçon resta coi et béat de stupeur devant cette apparition inattendue. La belle, ne lui laissant pas le temps de se ressaisir, s’approcha, tentatrice et félonne. Ce qui devait arriver arriva ! Le pauvre bougre, dans tous ses états, ne put résister à une telle aubaine et, saisissant l’occasion à bras le corps, il subit à son tour et sans méfiance la malédiction qu’avait connue son malheureux père qu’il rejoignit dans le vieux figuier !

Mais il ne s’agit là que de on-dit que l’histoire n’a pas permis de vérifier…

Ce qui est à peu près certain, c’est que la belle se rendit ensuite au harem où elle rencontra  les autres jeunes prisonnières auxquelles elle confia son secret et s’en fit des amies dévouées ; qu’ensemble, elles mirent le palais sens dessus-dessous ; qu’elles furent aidées par les eunuques, mis dans la confidence et trop contents de se venger de ces maîtres qui les avaient si maltraités ; que tous les hommes du palais et même certaines femmes succombèrent à leurs charmes ; que ceux et celles qui refusèrent leurs avances furent chassés et échappèrent ainsi  au sort des autres, dont on n’en sut pas plus que ça, mais qu’il s’était produit, en une journée, des évènements terribles dont il valait mieux ne pas parler…

 Mais il se dit aussi, dans toute la région, que le palais serait hanté…

Chaque soir, à la tombée du jour, on entend, à des kilomètres à la ronde, un drôle de concert dont la musique, allant du croassement le plus grave au croassement le plus aigü, a fait déserter le village de tous ses habitants qui ne pouvaient supporter un tel vacarme…

On dit que le grand vizir, son fils, sa suite, ses concubines et toute sa garnison ont disparu mystérieusement, comme ça, au beau milieu d’une journée ordinaire…

On dit que depuis, le palais est envahi par une colonie de crapauds et de grenouilles dont le nombre serait égal à celui des humains qui y vivaient autrefois…

On dit aussi qu’on a vu, la nuit suivant ce jour ordinaire où s’étaient produits ces évènements extraordinaires, une troupe de jeunes cavalières légèrement vêtues quitter le palais à brides abattues…

On dit enfin que, sur une île au large, vivent des beautés nues, dont les chants attirent les navigateurs imprudents que personne ne revoit jamais et que, lorsque la nuit tombe, des croassements lugubres accompagnent les voix harmonieuses de ces beautés qui se baignent et se prélassent sur la plage de sable blond en compagnie de quelques beaux et jeunes hommes, des princes charmants, sans nul doute, qu’elles tiennent en esclavage…

Et finalement, on ne dit rien sur les reinettes et les grenouilles mais on dit que tout crapaud ne serait autre qu’un homme laid et lubrique à qui la belle aurait jeté un terrible sort dont il ne pourrait être guéri que par le baiser chaste et amoureux d’une jeune pucelle…

Croyez-vous vraiment qu’une fille belle et intelligente, même si elle est chaste et vierge, aurait l’idée de tomber amoureuse d’un crapaud ?

Moralité : pour devenir prince charmant, mieux vaut être jeune, beau et intelligent que vieux, laid et bête… ! Bien entendu, si on est un peu riche, ça peut aider.

C’est ainsi que les contes de fée qui racontent aux enfants la mésaventure d’un jeune prince beau, riche, intelligent et amoureux d’une jeune princesse, belle, riche, intelligente et amoureuse, auquel une méchante sorcière vieille, laide et jalouse aurait jeté un sort sont à prendre avec beaucoup de prudence, car la vérité n’est pas toujours celle qu’on croit…
Ce qui n’empêche que des fois, les sorcières laides et jalouses et même pas vieilles…Mais ça, c’est une autre histoire.

©Mona Lassus – Tous droits réservés

LA LEGENDE DU MARAIS

La tour de Brou

Autrefois, dans un temps très lointain, l’océan recouvrait entièrement le Marais jusqu’au pied du village aujourd’hui disparu avec son port et toutes ses installations maritimes. De gros vaisseaux accostaient là, livrant et chargeant toutes sortes de marchandises et plus particulièrement le sel des marais salants qui faisaient la richesse de la région.  Cette contrée était partagée en deux domaines : au Sud, les Du Marais, au Nord : les De Malveillant. Rose, la fille des Du Marais et Gontran, le fils des De Malveillant, furent promis en mariage par une manœuvre indélicate. Cette situation tourna vite à la guerre entre les deux familles…

Lire quelques extraits de « La légende du Marais »

Au plein cœur du pays Saintongeais, se nichait un tout petit hameau au milieu d’un marais où nul ne s’aventurait s’il n’était de l’endroit, car, bien que très peu vallonné, plutôt plat, même, il s’étendait à perte de vue à tel point que le clocher du village le plus proche, qui se dressait à l’horizon tel un amer remarquable, ressemblait à un vulgaire aiguillon de guêpe ! Les anciens le disaient bien :

« Si tu n’es point du coin, tu y tournes sans fin » car, prenant ici ce sentier entre marécage et herbage, pensant aller droit devant toi, un fossé empli d’eau saumâtre à droite, un autre identique à gauche, ici et là quelque barrière, des buissons ou une écluse, tu musardes, le nez au vent, dans un labyrinthe à ciel ouvert. Prenant pour repaire une vieille tour en ruine, tu tournes autour sans jamais l’atteindre. Pensant rejoindre une route, tu te retrouves sur un autre sentier qui rejoint le précédent et, la nuit tombée, tu cherches encore ton chemin. Si tu n’as pas la chance d’y croiser un paysan menant à l’herbage ses vaches ou quelque pêcheur de grenouilles ou d’écrevisses, tu t’y perds à jamais !

Autrefois, dans un temps très lointain, l’océan recouvrait entièrement le marais jusqu’au pied du village aujourd’hui disparu avec son port et toutes ses installations maritimes. De gros vaisseaux accostaient là, livrant et chargeant toutes sortes de marchandises et plus particulièrement le sel des marais salants qui faisaient la richesse de la région.

De nos jours, les sentiers sont devenus des routes goudronnées ou empierrées sur lesquelles on se promène en voiture ou à bicyclette. Mais à l’époque dont je vous parle, ils n’étaient que de simples chemins de terre à peine assez larges pour laisser passer une carriole tout au plus. La mer, qui autrefois recouvrait ce domaine, s’en était retirée, laissant derrière elle ces étendues marécageuses, ces chenaux et ces prés salés où le bétail trouve toujours aujourd’hui de quoi se repaître. C’est ainsi que, dans le coin dont il est question ici, on voit des vaches au milieu des eaux et, plus loin, là où la Seudre serpente joliment dans les champs, des voiliers voguent au milieu des prés.

C’est un pays magique que ce plat pays-là, où l’imagination va bon train et où, pour qui aime la nature, mille richesses sont à découvrir. Peu de fleurs, beaucoup de buissons ; peu d’arbres, beaucoup de roseaux. Mais tant d’oiseaux… C’est leur domaine, ils y sont rois. Le héron, l’aigrette, le canard, la buse, le martin pêcheur, le cygne, le flamand rose aussi, s’y côtoient et se partagent le territoire avec la cigogne, qui, depuis quelques temps, est venue s’établir en ce lieu où elle est protégée, et tant d’autres encore, au gré des saisons, s’y posent pour une halte ou pour un été entier.

Les lentilles d’eau couvrent les chenaux de vert tendre, les iris jaunes les habillent de soleil, les chardons mêlent leur mauve à l’ocre des roseaux et au vert cru de l’herbe humide. Les grenouilles sont reines sur les feuilles de nénuphars et peut-être, quelques crapauds qu’on ne voit pas mais qu’on entend, tiennent conseil avec elles à grand renfort de croa-croa. Les reinettes sont princesses dans les buissons, les ragondins font la loi dans la vase des berges, les écrevisses foisonnent sous les lentilles d’eau et, à en croire les pêcheurs alignés le long des chenaux, toute une population de poissons se bouscule dans les eaux saumâtres. Un pays où chacun trouve sa paix, sa pitance et sa joie de vivre !

M’y promenant un beau matin, l’appareil photo armé visant une aigrette qui cherchait à dénicher quelque vermisseau dans la vase, je rencontrai, vous n’allez pas me croire, un vieil homme si vieux et si courbé que je m’attendais à ce qu’il s’effondre le nez dans l’herbe du fossé ! Oh ! Il devait bien avoir dans les cent ans, ou plus, je vous assure !

Lorsqu’il m’aperçut enfin, alors que j’allais le croiser et lui proposer mon aide tant il semblait avoir du mal à avancer, plié en deux, s’appuyant sur un bâton tout aussi tordu que lui, il s’arrêta net, se redressa de toute sa stature qu’il avait fort haute et, campé sur ses grandes jambes écartées, il éleva son bâton comme pour me chasser.

Surprise par ce soudain élan de vitalité, apeurée par le bâton qui tournoyait au bout de son bras comme pour chasser un essaim de guêpes invisible, je fis un écart. Sautant sur le côté, je dérapai dans l’herbe humide et glissai, sans pouvoir me retenir, dans le fossé où je m’écroulai les quatre fers en l’air, le derrière dans l’eau ! …

« Il y a fort longtemps, il y avait, à cet endroit même, un marécage dont la partie la plus au nord était le domaine des Comtes De Malveillant et la partie la plus au sud celui des Du Marais. Les sentiers tels qu’ils sont aujourd’hui n’étaient alors que de simples passages entre roseaux et vases mouvantes qui formaient un cloaque où nul ne pouvait s’aventurer sans courir de grands dangers. Beaucoup de ceux qui s’y s’ont risqués n’en sont jamais revenus. Ce marécage, laissé là par la mer qui s’était peu à peu retirée, faisait partie du domaine de la Tour et l’entourait entièrement. On ne pouvait le traverser qu’en empruntant un sentier empierré vers l’ouest, juste assez large pour laisser le passage des carrosses et des chars tirés par des chevaux ou des bœufs. Tout en haut de la colline, un magnifique château, dont il ne reste plus aujourd’hui qu’une tour en ruine, était habité par le Seigneur du lieu et sa famille. On y vivait en paix de cultures, de chasse et de pêche. Le Maître des lieux était un brave noble qui traitait ses sujets avec bienveillance. Il était aimé et respecté de tous. Ces gens étaient heureux. De belles fêtes étaient données au château où la nourriture et le vin étaient abondants et excellents.

« Vous voulez parler de la tour du marais ? L’interrompis-je.

—Celle-là même, hélas, répondit-il. Ne m’interrompez pas, je vous prie. Ajouta-t-il, agacé.

Le Comte du Marais, puisqu’il s’agit de lui, avait une épouse jeune et charmante qu’il chérissait.  

De leur union était née une fille si jolie, si fraiche et si douce qu’ils l’avaient appelée Rose. Son teint était aussi velouté et clair que celui de la fleur délicate, ses yeux aussi bleus qu’un ciel de printemps et ses cheveux aussi soyeux et dorés que les blés au temps des moissons. Elle avait la gaité du pinson et était douce autant que du velours. Elle parcourrait les coursives, les couloirs du château et les allées du parc en chantant de sa voix si harmonieuse que la joie de vivre habitait tous ceux qui l’entendaient. Les oiseaux, charmés, venaient se poser doucement sur sa main tendue en lui donnant la réplique. Ses éclats de rire étaient si communicatifs que personne ne pouvait s’empêcher de rire à gorge déployée à son contact. Jamais Rose n’était triste ni en colère mais, s’il lui arrivait d’être contrariée, tous les habitants du château et des alentours l’étaient plus qu’elle encore et pleuraient à chaudes larmes. Alors, pour les consoler, elle oubliait vite ses contrariétés et se remettait à rire et à chanter. Dès son plus jeune âge, cette enfant fit le bonheur de toute la contrée ; paysans, bourgeois et nobles de toutes parts venaient au château voir Rose et déposer à ses pieds les cadeaux les plus divers pour la remercier de tant de joies. Qui, lui offrait un panier de coquillages ramassés le jour même à marée basse, qui, apportait un bouquet de genêts ou de violettes fraîchement cueillis, ou bien encore une friandise ou un bel objet façonné avec amour. Pour remercier, rose déposait sur le front de chacun un chaste baiser et chantait une de ces belles chansons qu’elle savait si bien composer. Même les habitants du marécage nord, les De Malfaisant, n’osaient pas venir ternir cette belle harmonie. Mais tant de bonheur leur mettait la rage au cœur et je sais de source sûre qu’ils attendaient le moment propice pour se venger et semer la zizanie au château.

« Ha, ne puis-je m’empêcher de commenter, il y aura toujours des gens jaloux. Peut-être ceux-là étaient-il malheureux ?

—Sans doute, sans doute, fit le vieil homme en haussant les épaules. Après quoi, il poursuivit :

« Lorsque Rose eut quinze ans, les courtisans commencèrent à se manifester. A cet âge-là, à cette époque, on songeait à marier les jeunes filles, mais ni le Comte ni son épouse n’avaient l’intention de voir leur enfant chérie convoler encore en justes noces. Rose non plus, d’ailleurs, à qui la vie qu’elle menait semblait ne pas pouvoir être autrement. Les prétendants à sa main étaient donc gentiment renvoyés avec douceur, mais fermement. Ho ! Il ne faut surtout pas croire que cela plaisait à tout le monde ! Que nenni, soupira tristement le vieil homme, le regard lointain. »

Puis il enchaîna :

« Rose avait l’habitude d’aller, chaque jour, s’installer dans une pièce basse du château dont la fenêtre ouvrait sur un coin de marécage, une sorte de petite mare entourée de roseaux, habitée par tout un peuple d’oiseaux, de grenouilles et de poissons. Elle emportait avec elle du pain et des graines dont les hérons, les moineaux, les rouges-gorges et les mésanges étaient friands et là, en chantant, elle nourrissait ses amis, comme elle les appelait. Les volatiles venaient se poser sur le bord de la fenêtre dans un grand désordre de battements d’ailes, de piaillements et de coups de bec. En riant Rose les chassait, les grondant :

« Allons, du calme. Il y aura des graines pour tous, mais cessez de vous quereller ».

« Les plus hardis se posaient alors sur une branche toute proche ou sur son bras, picorant au creux de sa main. Les poissons eux-mêmes avaient pris l’habitude d’affleurer la surface de l’eau pour happer les friandises qu’elle leur jetait.

Un jour, un violent orage éclata. Tout à coup, de gros nuages gris apparurent à l’horizon venant de la mer, qui avalèrent le soleil. Le ciel bleu vers l’est devint noir vers l’ouest et sembla dégringoler jusqu’au sol. La lumière prit une teinte mauve striée de lueurs dorées, des nuées poussées par le vent faisaient un plafond mouvant, sombre et inquiétant. Soudain, un silence de mort s’abattit sur le marais. Plus un chant d’oiseau, plus un bruissement d’aile, plus un seul frou-frou de brise sur les roseaux et à la cime des arbres ne se firent entendre. Pendant quelques instants, la nature devint muette, surprise et inquiète. Tout à coup, rompant le silence, dans un fracas épouvantable comme porté par mille canons, le tonnerre gronda si fort que les murs du château en tremblèrent. Les roulements de tambour de l’orage, mêlés aux sifflements aigus d’un vent mauvais balayaient tout sur leur passage, couchant les roseaux, arrachant les buissons, tournoyant et tourbillonnant autour des arbres qui se pliaient sur le passage de l’ouragan, ne sachant dans quel sens se pencher pour résister à la peur d’être foudroyés. Les nuages vomirent d’énormes gouttes de pluie, des trombes d’eau dévalèrent la colline, creusant des ruisseaux dans la terre qui allèrent grossir les fossés du marais débordant de toute part. En un clin d’œil, toute la contrée fut noyée jusqu’au faîte des arbres. Seul le château surgissait intact au milieu de ce désastre, sur la colline, île isolée parmi la nature dévastée. Les habitants du côté sud, qui avaient eu le temps de se mettre à l’abri, se désolaient d’avoir perdu leurs récoltes mais se réjouissaient d’avoir la vie sauve. Nous apprîmes que ceux du côté nord n’avaient subi aucun dommage. Par quel miracle ou autre raison que je ne nommerai pas avaient-ils pu être sauvés ? »

La Comtesse, morte d’inquiétude et d’impatience, avait mouillé de ses larmes un nombre impressionnant de mouchoirs pendant cette longue attente. En entendant ces cris elle descendit de ses appartements et, postée sur le perron du grand escalier extérieur, elle faisait les cent pas en se tordant les mains. Le comte, partagé entre l’émotion, la joie de revoir sa fille, la colère et la haine qu’il éprouvait envers son méchant voisin, se tenait raide comme un piquet, digne et silencieux aux côtés de son épouse.

  Un grand bruit de galops et de grincements de roues se fit bientôt entendre et c’est tout un équipage bizarrement, tristement mais richement accoutré qui arriva dans la cour du château : En tête, il y avait un cavalier vêtu d’une livrée noire bordée de fils argentés, dont la tête disparaissait sous un home de cuir, portant l’étendard aux armes du domaine des De Malveillant : un triangle vert et jaune, figurant les limites du domaine, sur lequel était posé un aigle noir aux serres acérées et au bec courbe et pointu emprisonnant un serpent à la gueule grande ouverte, le dard menaçant. Ce blason était pour le moins le reflet de la malveillance ! Venait ensuite le seigneur d’en face, le Comte De Malveillant, noir comme un corbeau, perché sur un cheval noir, vêtu d’une longue cape noire qui recouvrait la croupe de sa monture et coiffé d’un chapeau si large qu’on ne voyait rien de son visage. Il était suivi de son fils, tout aussi sombre et vêtu tout pareillement. Derrière eux, en rang d’oignons deux par deux, une dizaine de serviteurs en livrées couleur caramel suivaient en trottant et en portant des coffres d’ébène qui semblaient plus lourds que toute la misère du monde.

  Venait enfin un carrosse tracté par deux magnifiques chevaux roux sur la tête desquels était posé un drôle de plumeau de couleurs identiques aux décorations du char qu’ils tiraient, dont les extrémités étaient décorées de petites clochettes tintinnabulant à chaque mouvement. Ce char, noir lui aussi, luisait comme un sou neuf et était orné de guirlandes de fleurs rose, vert tendre et doré. Les fenêtres en étaient fermées par des rideaux de velours vert, de sorte qu’on ne pouvait deviner ce qu’il transportait.              

À la vue de cet étrange équipage, la maisonnée et les paysans poussèrent en chœur un « Hooo !» de peur, d’inquiétude et d’admiration. Le Comte et la Comtesse redoutèrent le pire…

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LE PAYS DE COCAGNE

Il y a très longtemps, dans une contrée très lointaine, un pays extraordinaire peuplé de drôles de petites personnes aussi mignonnes que des nounours en peluche, rondes et joufflues, au teint rose comme une praline, avec des cheveux qui ressemblaient à de la barbe à papa au citron. C’était le peuple des croquignolets du pays de cocagne.

  Ces croquignolets étaient très paresseux. Ce n’était pas leur faute car, dans ce pays, tout était donné en abondance, sans n’avoir rien d’autre à faire que de demander. Ils passaient donc leur temps à jouer, à manger et à dormir. Mais à force de n’avoir rien d’autre à faire, ils s’ennuyèrent. Ils perdirent l’appétit et le goût du jeu et ils dépérirent. Heureusement, l’arrivée du Grand Echalas les sauva de l’ennui et de l’ignorance…

Lire quelques extraits de « Le pays de cocagne » :

Ces croquignolets étaient très paresseux. Ce n’était pas leur faute car, dans ce pays, tout était donné en abondance, sans n’avoir rien d’autre à faire que de demander. Par exemple, lorsque les croquignolets avaient faim, ils disaient simplement :

« J’ai faim ! »

Alors, tout ce qui pouvait se manger autour d’eux se mettait à frémir, rôtir et bouillonner avec des bruits de clochettes et parfois même de grosse cloche ou de bourdon de cathédrale, selon qu’il s’agissait de pain, de fromage, de viandes en sauce, de poulet rôti ou de gâteaux.

Vous imaginez le tintamarre que cela pouvait faire, sur le coup de midi, lorsque tous les estomacs criaient famine en même temps ! Et je ne vous parle pas des cris des bébés qui réclamaient leur biberon au même moment plusieurs fois par jour et par nuit ! Mais pour eux, il y avait juste un tout petit bruit de clochette tout doux, tout doux, car leurs petites oreilles n’étaient pas encore habituées au gros vacarme des cloches et du bourdon de cathédrale.

« J’ai faim, je veux du poulet rôti ! » Disait un croquignolet. 

  Et hop ! Un frémissement de l’air, un bruit de cloche, et une cuisse de poulet rôti, toute chaude et dorée à point arrivait comme ça, on ne sait d’où ni comment, dans son assiette.

« Je veux un steak, des frites, de la salade et un gros chou à la crème avec de l’eau fraîche ! » Disait l’autre. 

Et hop ! Un frémissement de l’air, un bruit de bourdon de cathédrale (oui, là, il s’agit d’un repas complet, donc, le bruit est beaucoup plus important que pour un simple goûter) et la table arrivait, toute dressée de belle vaisselle garnie des mets demandés, fumants et délicieux.

« Hummmm ! C’était très bon. Je boirais bien un bon café avec deux sucres, maintenant. »

  Et hop, la table disparaissait avec les restes du repas et une tasse de café chaud et bien sucré arrivait, comme ça, on ne sait d’où ni comment.

  Comme le pays de cocagne était très peuplé et que tous ces croquignolets avaient faim à tour de rôle souvent dans la journée, le bruit des cloches, clochettes et bourdon de cathédrale était incessant. Mais ils y étaient si habitués qu’ils n’y faisaient pas attention. Et je peux même dire que, si tout à coup le silence s’était fait, il leur aurait paru plus assourdissant que tout ce vacarme.

  Les croquignolets et les croquignolettes passaient leur temps à s’amuser, se promener, manger et dormir. Ils vivaient dans la plus belle et la plus extraordinaire forêt dont on puisse rêver, peuplée des animaux et des oiseaux les plus fantastiques et des arbres les plus magnifiques à l’ombre desquels couraient, entre des rochers couverts de mousse aussi douce qu’un tapis de velours, des sources vives qui chantaient des airs d’opéra ou de jolies chansons ou un simple gargouillis selon le temps qu’il faisait. Par exemple, lorsque la brise légère effleurait la surface de l’eau, une douce mélodie s’élevait des vaguelettes qui frisottaient à sa surface. Au contraire, si le vent devenait méchant et faisait gonfler l’onde en vagues rageuses, un orchestre de mille percussions et cuivres grondait un air d’opéra à faire exploser les tympans. Lorsque la pluie arrosait le paysage d’une simple ondée, de petites notes de musique s’échappaient de partout en sons aigus de xylophone accompagnés du ping-pong plus ou moins grave des tambourins et s’il pleuvait averse, la grosse caisse y mettait son grain de rythme.     

   Au creux des rochers, dans un joli petit terrier tapissé de luzerne, nichait le chapin, moitié chat, moitié lapin, avec ses moustaches chatouilleuses, ses grandes oreilles, sa queue en panache, son drôle de ronron et son poil tout doux pour faire des câlins. Il suffisait de lui demander :

« fais-moi un bisou » et le chapin se nichait au creux de l’oreille en ronronnant et faisait un bisou moustachu et rigollot.

  La giravache, moitié vache, moitié girafe, avec son cou démesuré qui lui permettait de brouter bien plus haut que l’herbe des prés, sa petite tête flanquée de deux belles cornes et ses pis gorgés du meilleur lait tout chaud et sucré, habitait près d’un gros chêne aux branches en forme d’escalier en tire-bouchon. En haut de cet escalier, se trouvait le nid douillet, tout tapissé de duvet blanc et chaud comme une couette, de l’oiseau porte-chance ; celui-ci avait toujours, dans son bec en forme de cœur, des trèfles à quatre feuilles et des pierres précieuses qu’il faisait tomber dans la main de qui lui caressait la tête et lui disait des mots d’amour.

Il avait pour voisin l’écureuil pochette-surprise qui pondait des œufs en chocolat et en sucre garnis de rêves dorés et d’arcs-en-ciel.

Plus loin, au pied de la montagne couverte de neige à la vanille, vivaient, dans leur maison-ruche en forme de pain de sucre, les abeilles chanteuses qui fabriquaient des bonbons au miel doux et délicieux.

  Il y avait aussi, dans ce pays de cocagne, beaucoup d’autres merveilles qui n’existaient nulle ne part ailleurs et qui faisaient sa beauté et sa richesse…

À force de vivre si heureux et de ne manquer de rien, de ne rien avoir à désirer puisque tout leur tombait tout cuit dans le bec au moindre de leur désir, les croquignolets et les croquignolettes étaient devenus si gras qu’ils pouvaient à peine se déplacer pour aller tremper leurs pieds dans l’eau douce de l’océan aux vaguelettes argentées.

Comme ils manquaient d’exercice, ils manquaient d’appétit. Ils avaient goûté et mangé à satiété toutes les meilleures choses qu’il soit possible de manger, car le pays de cocagne était sans aucun doute le meilleur cuisinier, boulanger, pâtissier et confiseur du monde entier. Ils finissaient par être écœurés, parfois, par tous ces mets délicieux et risquaient de tomber malade à dormir comme ça tout le temps. Ils n’avaient plus envie de jouer et tournaient en rond toute la journée en poussant de gros soupirs. En réalité, comme ils n’avaient rien à faire, Ils s’ennuyaient, tout simplement.

Les plus âgés d’entre eux, qui avaient de l’expérience, s’en inquiétèrent et tinrent une réunion à douze au sommet du plus haut rocher au milieu de la forêt. Par la suite, ils se réunirent ainsi souvent et on appela ce lieu et ces réunions le sommet des douze. Ce qui était faux, car ils étaient douze plus le plus âgé, si vieux que personne ne se rappelait quand il était né ni qui étaient ses parents. Ce vieux croquignolet, qui avait vu, connu et appris tant de choses au cours de sa longue existence, car il était la seule personne de ce peuple à avoir eu le courage d’apprendre ce que son père avait appris avant lui, était un sage. Il fut donc élu président du sommet des douze, qui en réalité étaient treize.

  Après bien des palabres et des discussions, les douze sages plus un ne trouvèrent aucune solution car ils n’avaient pas la moindre idée de la manière dont on pourrait changer les choses. Il fut donc décidé que, dorénavant, ce serait comme d’habitude, que c’était ainsi et qu’il fallait faire avec, et qu’il y avait peut-être, au-delà de l’horizon, des peuples plus malheureux que les habitants du pays de cocagne et que donc, il fallait arrêter de se plaindre. Les croquignolets et les croquignolettes continuèrent à manger, dormir et engraisser et, même si tout le monde n’était pas content, c’était ainsi et pas autrement.

  Pour oublier leurs malheurs, ils organisèrent des fêtes à tout casser pendant lesquelles ils s’enivraient avec du nectar de miel et du vin de mûres, s’empiffraient de pétales de roses, de violettes confites et de bonbons, épuisaient l’écureuil pochette-surprise à force de lui tirer sur la queue pour qu’il ponde des œufs en chocolat et en sucre de plus en plus gros et délicieux.

Ils brûlèrent la chandelle par les deux bouts jusqu’à s’en rendre malades et ne plus tenir debout. Ils étaient si fatigués et si écœurés qu’ils se mirent à ressembler à des zombies et devinrent de plus en plus bêtes et bons à rien. Seuls, les enfants et quelques adultes, plus sages ou moins gourmands, résistèrent à ce courant de bêtises et s’inquiétèrent, ce dont ils n’avaient pas l’habitude, puisque dans ce pays de cocagne rien n’était fait pour être stressé. Ceux-là apprirent ce qu’être malheureux voulait dire, sans pouvoir mettre de nom sur leur maladie….

Sur la plage, s’était échoué un drôle de personnage aussi long qu’ils étaient courts, aussi maigre qu’ils étaient gras, aussi foncé de peau qu’ils étaient roses comme des bonbons, aussi chauve qu’ils étaient chevelus. Il était tout dépenaillé, vêtu comme un épouvantail d’une vieille chemise en lambeaux, d’une culotte si usée qu’elle laissait voir la moitié de son derrière et pas moins de son devant et coiffé d’un drôle de chapeau rond à plumes multicolores.

« Qu’est-ce que c’est ? » Demandèrent les croquignolets, curieux mais pas peureux, car le danger et la peur n’existaient pas au pays de cocagne.

— En tout cas, dit le plus malin, ça a deux jambes et deux bras, une tête avec des oreilles et deux yeux ; ça nous ressemble un peu, sauf que c’est si… Si…

  Le croquignolet ne savait comment décrire ce personnage, car les mots « maigre » et « affamé » n’existaient pas dans son langage.

  L’inconnu était si exsangue qu’il pouvait à peine articuler trois mots :

« ’il vous plaît, disait-il, s’il vous plaît…

— Que dit-il ? Demandaient les croquignolets qui ne connaissaient pas cette expression.

— S’il vous plaît, répéta le personnage en s’affalant de tout son long, le nez dans la poussière. S’il vous pl….

  •  Mais que dit-il ? Ne cessaient de demander les croquignolets, car s’il vous plait et merci ne faisaient pas partie de leur vocabulaire, puisque tout ce qu’ils désiraient leur était donné, comme ça, sans qu’ils aient besoin d’être polis.
  •  A boire ! » Finit par supplier le personnage.

  A son grand étonnement, une carafe d’eau et un verre apparurent devant lui. Pendant qu’il étanchait sa soif, les croquignolets, heureux d’entendre que l’étranger savait dire quelque chose de compréhensible, applaudirent et lui souhaitèrent la bienvenue.

  Le personnage s’était assis et, regardant autour de lui ces drôles de petits bonshommes et bonnes femmes, il demanda :

« Où suis-je ? Qui êtes-vous ? J’ai faim ! J’ai très faim ! »

  A ces derniers mots, dans un bruit de cloches et de bourdon de cathédrale, une table garnie d’une quantité de victuailles apparut devant lui. Ne comprenant pas ce qui se passait, il eut si peur qu’il fit un grand bond et faillit écraser tout un groupe de croquignolets qui reculèrent en poussant un cri d’effroi. Mais sa faim était si grande que, sans en demander plus, il s’approcha de la table si bien garnie, avala le repas qui aurait pu nourrir un ogre et n’en fit qu’une bouchée. Repu, il fit un rot de satisfaction que lui auraient envié tous les bébés à qui on tape sur les fesses pour les forcer à roter après leur tétée, qui arracha un « haaa ! » d’admiration au petit peuple des croquignolets….

©Mona Lassus – Tous droits réservés

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LE ROSSIGNOL ET LES PERROQUETS

illustration Mona Lassus
Pastel et crayons de couleur

Il était une fois un rossignol qui vivait dans une volière. Il avait, pour compagnons, quatre perroquets bavards qui répétaient tout ce qu’ils entendaient : Le « tchou-tchou » du train, la trompette du voisin, le sifflet de l’agent, la chanson du vent, et même les paroles des gens.

Le rossignol, qui ne savait pas que la nature l’avait pourvu d’une belle voix, essayait de les imiter, mais il ne sortait de son gosier que des sons dont ses compagnons se moquaient.

Un jour, une Diva l’entendit et l’acheta. « Tu as une belle voix, lui dit-elle, je vais faire de toi mon partenaire, mais il va te falloir beaucoup travailler ». Rossignol travailla, travailla, travailla encore et devint une grande vedette. Les rossignols, jaloux, voulurent l’imiter…

Lire quelques extraits de « Le rossignol et les perroquets » :

Resté seul, Rossignol s’ennuyait, s’ennuyait… Il s’ennuyait tant et tant qu’il en pleurait. Mais au lieu des ouin, ouin que font habituellement les gens lorsqu’ils pleurent, il sortait, de son gosier, des sons tellement mélodieux que lorsque ses maîtres l’entendaient, ils en étaient très étonnés, car jamais, auparavant, ils ne l’avaient entendu s’exprimer d’aussi belle manière.

Mais Rossignol n’était pas satisfait de sa voix si différente de celle des perroquets car, il l’ignorait, sa nature n’était pas d’imiter le « tchou-tchou » du train, ni la trompette du voisin ou le sifflet de l’agent, la chanson du vent et encore moins les paroles des gens. Non, sa nature était de chanter et on ne peut rien contre ce qui est naturel. Alors, sans même le vouloir et pour tromper son ennui, il chanta. Il chanta si bien et si fort qu’une diva, passant par-là, fut intriguée par ces sons mélodieux qui sortaient du gosier de cet oiseau. S’approchant, elle poussa quelques vocalises ; instinctivement, rossignol, dont la nature était de chanter, lui donna la réplique et tout naturellement, il trouva le ton juste. Emerveillée, la cantatrice acheta le bel oiseau et l’emmena dans son théâtre.

« Tu es fait pour chanter, mon rossignol, lui dit-elle et avec moi, tu vas apprendre les secrets qui font d’une belle voix une voix d’or ».

Le rossignol, qui recevait pour la première fois de sa vie un compliment, en fut tout retourné ; pour remercier sa bienfaitrice et lui montrer sa joie, il lança des triolets à gorge déployée et fit une sérénade endiablée. Tant et si bien qu’il s’égosilla jusqu’à ne plus pouvoir émettre un son ! …

Les perroquets, d’on ne sait où ils se trouvaient, eurent vent de ce succès ; ils vinrent écouter leur ancien compagnon et n’en crurent pas leurs oreilles. De jalousie et de rage, leurs belles couleurs se ternirent et leurs plumes se hérissèrent comme les poils du chat lorsqu’il est en colère. Après le spectacle, curieux, ils allèrent saluer Rossignol qui, pensant qu’ils étaient venus par amitié pour lui, fut heureux de les retrouver et les accueillit à bras ouverts dans sa loge remplie des fleurs et de fruits exotiques que lui envoyaient ses admirateurs.

En voyant rossignol si gâté et si heureux, leur jalousie ne connut plus de borne.

« Pfff ! dit l’un, à part chanter, il ne sait rien faire d’autre.

—Evidemment, continua un autre, il a eu de la chance de la rencontrer, cette diva. Sans elle, il n’aurait même pas su sortir un son de son gosier !

—Mais nous, répliqua le troisième en lissant ses plumes, nous sommes plus beaux que lui !

—Et plus intelligents ! S’écria le quatrième. Car nous savons imiter Le « tchou-tchou » du train, la trompette du voisin, le sifflet de l’agent, la chanson du vent, et même les paroles des gens et si nous le voulons, nous pouvons faire beaucoup mieux que lui ! …

©Mona Lassus – Tous droits réservés

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