Il se tenait debout, les yeux baissés sur ses gros godillots crottés qui n’avaient jamais connu la brosse. Il se tordait les doigts nerveusement en se dandinant d’un pied sur l’autre, poussant de temps en temps un grognement en guise de réponse aux questions qu’on lui posait sans ménagement. Suspect ! Il était suspect et ça ne l’étonnait pas outre mesure ; il s’était bien douté qu’on allait lui faire des embêtements, avec cette affaire ! Il écoutait à peine ces réflexions que lui faisait le flic qui le cuisinait, ces allusions sur la chose épouvantable qu’il avait découverte dans son bois le matin même. Il avait lui-même appelé la police et voilà que maintenant, on allait l’accuser !
C’était un gros bonhomme suinteux, court sur jambes, bedonnant, sale et empestant l’écurie, le caca de poule et la crasse animale. Sa grosse tête à la chevelure d’un roux carotte mêlé de fils grisonnants ignorait le peigne, le rasoir du coiffeur et le shampoing ; elle semblait vissée sur ses épaules tant le cou, court et épais, disparaissait sous le double menton. Le front bas était barré par des sourcils touffus sur de petits yeux vairons et bigleux qui donnaient l’impression que son regard ne pouvait jamais atteindre sa cible. Son visage rougeaud était embroussaillé par une barbe hirsute. L’ensemble était disgracieux, répugnant, antipathique à souhait et les flics ne s’y trompaient pas : ce bonhomme là avait la physionomie du coupable idéal, surtout qu’ils l’avaient soupçonné, il y avait quelques mois de ça, d’un autre fait qui avait finalement été reconnu accidentel.
Georges Navet n’était âgé que de 24 ans, mais il était déjà vieux. La vie s’était chargée, dès son premier jour d’existence, de lui faire ignorer qu’il aurait pu être jeune et heureux. C’était un paysan de la vieille école qui cultivait ses champs comme l’avait toujours fait son père, et avant lui le père de son père, élevant volailles et chèvres dans une ferme dont les bâtiments étaient si anciens et mal entretenus qu’ils menaçaient ruine. La maison était à l’image de son propriétaire, sale et désordonnée, sans charme ni confort, avec tout juste l’électricité et l’eau courante, sans téléphone, ni télévision, ni machine à laver. Le temps s’était arrêté aux abords de la propriété au dix-neuvième siècle et, à part le vieux tracteur datant du plan Marshall, ni la ferme ni la maison n’avaient été équipées de matériels modernes…
…La Margote, comme on appelait la sœur du Maurice, habitait un village voisin, à quelques dix kilomètres de là. Elle s’était mariée à un gars du pays, Bernard Lebon, maçon de son état qui portait mal son nom, car de bonté, il en était totalement dépourvu. Il avait construit leur maison de ses propres mains ; c’était un travailleur acharné, bourru avec un sale caractère et, lui aussi, adepte de la bouteille. Comme il avait l’alcool mauvais et que la Margote ne s’en laissait pas conter, les bagarres étaient plus nombreuses au foyer que les moments de tendresse. Il faut dire que la Margote, la tendresse ce n’était pas son fort ! Ce n’est pas qu’elle était foncièrement mauvaise, mais la vie lui avait appris à ne pas s’apitoyer sur son sort et surtout sur celui des autres. Le couple avait eu deux garçons âgés, à cette époque, de six et huit ans. Deux petits monstres teigneux et bagarreurs qui ne s’entendaient que pour faire des mauvais coups.
Comme Bernard Lebon amenait une bonne paye et que la Margote gérait son budget avec rigueur, la famille ne manquait de rien. Ç’auraient pu être des gens heureux s’ils avaient été un peu plus intelligents et charitables envers eux-mêmes et les autres. Mais avec de pareils caractères et un tel manque de sentiment, la vie n’était pas de tout repos. Les voisins n’avaient pas besoin de tendre l’oreille pour entendre les disputes et les hurlements des garçons qui prenaient régulièrement des tannées, quand leur mère était énervée ! Alors, un troisième rejeton dans la famille, qui n’avait même pas été attendu et qui n’avait à voir avec elle que de loin, pensez donc !
Il avait fallu plusieurs jours de réflexion pour que la Margote se décide à accepter la demande de son frère. Ce n’était pas l’humanité ou le sens familial qui lui avait dicté sa décision, mais, avait-elle pensé, le Maurice lui verserait bien une pension pour élever son moutard. Ça ferait rentrer un peu plus de sous à la maison, c’était toujours bon à prendre ! Elle n’avait pas pensé un seul instant aux soins à apporter au nouveau-né, ni au travail supplémentaire qu’il lui demanderait, ni à l’affection, ni à l’éducation qu’il faudrait lui donner. Non. Juste l’appât du gain. C’était tout ce qui l’avait motivée. Quant à son mari, il se fichait royalement d’avoir à jouer un rôle quelconque dans cette histoire. Ce n’était pas son affaire, qu’elle fasse ce qu’elle voulait !
La Margote était arrivée le samedi suivant, veille de l’échéance fixée par le docteur. Après une âpre discussion avec son frère pour fixer le montant de la pension qu’elle exigeait pour élever son marmot, elle était allée sonner à la porte du médecin. Patiemment, il l’avait écoutée en hochant la tête lui expliquer d’un air contrit qu’elle avait accepté de s’occuper de ce pauvre petit le temps que son frère puisse se retourner, puis il l’avait conduite chez la nourrice. Cette dernière, une brave femme, lui remit à contrecœur le bébé déjà joufflu dont elle avait pris grand soin pendant ces quelques jours, lui expliquant la manière de le nourrir, le rythme des biberons et les doses appropriées de lait en poudre et de fortifiant à ajouter aux tétées jusqu’à six mois.
« Il ne faudra pas oublier, surtout, c’est important pour que ce petit ange soit en bonne santé, avait-elle recommandé »
Elle lui donna, soigneusement emballés dans du papier journal, le trousseau de linges et de layette qu’elle avait récupérés des bonnes œuvres, car, reprocha-t-elle :
« Ce pauvre ange est arrivé chez moi nu comme un ver, son père n’a même pas eu l’idée de fournir le nécessaire à son entretien !».
Elle dit encore qu’elle ne réclamait aucun dédommagement, qu’elle s’était occupée de ce chérubin par charité chrétienne et qu’elle espérait qu’il serait heureux au sein de sa famille. Elle langea une dernière fois le nourrisson, lui fit mille caresses et papouilles et le mit entre les bras de sa tante qui le reçut sans un signe d’attendrissement. Elle le trouvait si laid, avec ses petits yeux et son front bas, son nez écrasé et son crane dégarni. Elle l’emporta comme on emporte un paquet.
La Margote ne s’était pas embarrassée d’aména- ger une chambre et un espace pour le bébé. Dans une mansarde à côté de la cuisine, elle plaça un lit de fortune fabriqué de bric et de broc avec une caisse en bois dans laquelle elle arrangea un matelas fait d’une vieille couverture recouverte d’un bout de drap.
« Pour pisser dedans, avait-elle dit, ça suffira bien comme ça ! » …
…L’enfant se blottit contre un mur, accroupi, apeuré, le regard dans le vide, de grosses larmes dégoulinant sur son vilain visage de gosse mal nourri et mal aimé. Le chien de la maison, un vieux bâtard nommé Top, à peine mieux traité par Maurice qui l’avait dressé à mordiller les pattes des chèvres pour les ramener dans le troupeau, s’était couché devant lui. Il l’observait, l’oreille basse et l’œil larmoyant en poussant de temps en temps de petits gémissements et de gros soupirs, comme s’il partageait la misère de ce petit d’homme. Georges n’avait jamais vu de chien et celui-ci, au lieu de le consoler, lui faisait peur. Il se pressa davantage contre le mur ; il aurait bien voulu s’y enfoncer, disparaître pour échapper à cette présence qui l’inquiétait. Le chien, en vaine de caresses, sentant que le bonhomme en avait autant besoin que lui, se glissa sur le sol, rampa jusqu’aux pieds de l’enfant et, doucement, posa sa tête sur ses genoux. D’abord effrayé, Georges avait levé les bras pour se protéger le visage mais, voyant que l’animal ne bougeait pas, il risqua une main sur sa tête. Top, en signe de contentement, remua la queue et se glissa encore plus près du gamin. Ils restèrent ainsi blottis l’un contre l’autre une bonne partie de l’après-midi, l’un prodiguant des caresses à l’autre et se consolant mutuellement. L’amitié entre le chien Top et Georges fut, depuis ce jour là, indéfectible.
Le soir venu, à l’heure de rentrer les bêtes dans la chèvrerie, Maurice siffla Top pour qu’il vienne accomplir son travail qui consistait à rassembler le troupeau. Le chien se leva lentement, comme à regret ; se postant devant Georges, le museau au ras du sol, la croupe frétillante, il l’incita à le suivre en poussant de petits aboiements. L’enfant n’osait pas bouger, mais, devant l’insistance de l’animal, il le suivit. En le voyant, Maurice, qui avait déjà oublié sa présence, s’exclama :
« Ha ! Tu es là, toi ! Qu’est-ce que j’vais bien pouvoir faire de toi ? Hein ? Regarde bien comment je fais, parce que demain, c’est toi qui devras rentrer les bêtes. Reste pas dans mes pates. Bouge-toi ! »
Devant cet inconnu que sa tante lui avait présenté comme étant son père, l’enfant était pétrifié et n’osait pas faire un geste. Maurice le prit par un bras et l’écarta de son chemin.
« Ne reste donc pas dans mes jambes ! » Gronda-t-il.
Instinctivement, Georges se recula en se protégeant de ses bras levés sur le visage. Voyant que son père ne faisait plus attention à lui, il resta planté là, suivant des yeux le chien courant après les chèvres, les rassemblant pour les faire rentrer au bercail ; Maurice l’encourageait de la voix, sifflant et faisant des « vaille, vaille, vaille » pour faire presser le troupeau. Le spectacle plut à Georges, les bêtes bêlantes l’amusèrent ; il entra à son tour dans la chèvrerie où il regarda son père s’occuper à traire.
« Viens ici ! » Ordonna Maurice.
L’enfant s’approcha, craintif.
« Prends ça dans ta main. Lui dit-il encore en lui montrant les pis de la bête qu’il était entrain de traire. Et serre, et tire dessus. Comme je le fais. Allez ! »
Comme Georges faisait mine de reculer, apeuré, Maurice hurla :
« Bon Dieu ! C’est’y qu’t’aurais peur ? Ha, mais, gamin, va ben falloir qu’tu t’y mettes ! Allez, allez, pas d’histoire ! Viens là avant que j’m’énerve et que j’te montre de quel bois j’me chauffe ! »
Tremblant, le petit s’accroupit près de son père et prit le pis entre ses mains. Le contact doux et chaud l’encouragea à faire ce que lui demandait Maurice. Maladroitement, il se mit à serrer et à tirer, sans résultat. Maurice posa alors sa grosse pate sur la menotte, pressa jusqu’à ce que le lait jaillisse de la mamelle. L’enfant aima ce travail qu’il considéra comme un jeu ; petit à petit, il apprit à traire ces animaux qui devinrent ses amis au même titre que le chien Top. Son apprentissage avait commencé, son avenir était tout tracé : il serait chevrier, paysan, il travaillerait la terre et élèverait des bêtes….
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