LA VIE DES GENS, autres temps, autres mœurs :

Extrait du paragraphe I – « La laverie »

« Ce matin du 25 janvier 1924, Jules fêtait ses 40 ans. Levé dès l’aube, il avait fait une longue promenade dans les rues du village, musardant et humant l’air frais du petit matin. Ce village qu’il chérissait, planté aux abords du Marais Poitevin, était riche d’histoire et traversé par la Vendée, rivière tranquille tantôt grossie des pluies du printemps, tantôt se réduisant à un ruisselet courant en gazouillant au centre de son lit, mais jamais tarie, dont les rives étaient joliment bordées de saules pleureurs. Jules avait toujours aimé se balader seul dès l’aube, prenant un grand plaisir à flâner le long de la berge en sifflotant, le nez au vent, humant les senteurs de terre mouillée, de feu de bois et de châtaigne, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon.

Il remonta lentement en zigzagant d’un arbre à l’autre en cette saison déshabillés de leur feuillage, sous lesquels il faisait bon s’abriter du soleil les dimanches après-midi d’été, pendant que les jeunes s’ébattaient dans l’eau fraiche en s’aspergeant et que les anciens goûtaient une sieste réparatrice sous les frondaisons après les agapes du repas dominical copieusement arrosé.

Cette journée s’annonçait bien. L’eau calme reflétait les premiers rayons du jour au travers d’une légère brume qui s’élevait, doucement soulevée par la brise, s’écartait, comme déchirée, revenait et se soulevait encore, tel un voile vaporeux au-dessus de la rivière enjambée par le pont de pierre que les Romains avaient posé là, au beau milieu du village dont il réunissait les deux rives.

     Dans des temps lointains oubliés de tous,  quelques hommes préhistoriques s’étaient arrêtés en cet endroit accueillant, s’y étaient attachés, avaient cultivé la terre riche et grasse,  et avaient créé, au fil des siècles, deux hameaux face à face, séparés par la rivière dont ils devaient se partager, bon gré, mal gré, l’abondance de la pêche. Le franchissement par l’un ou l’autre des deux voisins de cette frontière naturelle avait engendré nombre de conflits plus ou moins meurtriers et une haine intestine qui s’étaient perpétrés bien au-delà de la préhistoire et avaient même survécu à l’unification des deux rives par la construction du pont. Longtemps, la méfiance et la concurrence ont été vivaces entre la rive gauche et la rive droite, ce qui donnait lieu, en période d’élections ou de toute autre compétition, à des scènes parfois cocasses mais aussi parfois pathétiques.

     En ce début de matinée, le soleil pâle d’hiver éclairait les façades de pierre blanche réparties de chaque côté du pont le long d’une large rue qui s’étirait jusqu’au champ de foire. Les anciens chemins de hallage cheminaient de part et d’autre des berges.  Autrefois, une activité intense animait ces sentiers par lesquels les chevaux de trait tiraient les embarcations à fond plat qui transportaient, au fil de la rivière, les récoltes et autres denrées d’un village à l’autre. Aujourd’hui désaffectés, ils donnaient accès aux jardins potagers des riverains. Malgré la fraicheur de la saison, douceur et sérénité émanaient de cet endroit.

Jules s’arrêta sur la berge en jetant un regard circulaire sur ce paysage dont il ne se lassait pas et, poussant un gloussement de plaisir,  il   ne put résister à l’envie de ramasser quelques cailloux pour faire des ricochets dans l’eau, comme au temps de son enfance, lorsqu’il prenait le même chemin pour se rendre à l’école.

C’était un homme heureux. Bon vivant et Costaud, un peu râblé même, un beau visage aux traits fins et aux yeux clairs, pas tout à fait gris, pas tout à fait bleu, un sourire ouvert sur une rangée de dents bien alignées  lui conféraient un charme quasi irrésistible. Issu d’une vieille famille Vendéenne,  il était né dans ce village, y avait passé toute sa vie et avait hérité de sa mère l’entreprise familiale, unique laverie de la région. »

-Extrait du paragraphe II – « La guerre de Jules »

Il avait plu pendant la nuit et la température avait brusquement chuté en ce petit matin. Le sol détrempé collait aux brodequins. Les premières vagues de combattants avaient labouré le terrain ; on s’y enfonçait parfois jusqu’aux chevilles. On ne pouvait s’extirper de ces ornières qu’en tirant fort sur un pied qui se dégageait avec un bruit de succion, un slurp long comme si  cette terre gorgée d’eau voulait vous aspirer, pendant que l’autre pied s’enfonçait à son tour.  Les brodequins s’alourdissaient de glaise collante jusqu’à en doubler de volume, ce qui rendait l’avancée de plus en plus pénible avec ce froid qui vous glaçait les os, le manque de sommeil et cette faim qui tenaillait les ventres et les privait de  force. Les combattants zigzaguaient à travers les averses de shrapnells, qui, en explosant, criblaient le malheureux poilu de billes d’acier et lui arrachaient les chairs, réduisaient ses os en miettes.

D’un talus à l’autre, d’un abri de fortune, plus illusoire qu’efficace, à un autre,  la journée n’avait été faite que de sauts, de rampements, de tractions et de projections brutales au sol pour éviter de se faire trouer la peau. Tout était endolori, les genoux et les coudes étaient en sang pour avoir trop servi d’amortisseurs aux corps alourdis trainant avec eux  le barda, la fatigue et le désespoir. On avait pu grignoter, pendant une courte accalmie, une ration de lard rance et de pain de guerre, ces horribles biscuits moisis par l’humidité qui, en d’autres temps, auraient été qualifiés d’étouffe chrétien mais étaient les bien venus au front pour calmer la faim jamais rassasiée par les trop faibles rations et la mauvaise qualité du ravitaillement.

Les compagnons de Jules tombaient comme des mouches dans cette plaine maintenant totalement à découvert. Plus un talus, plus un buisson ou un simple trou où s’abriter. Le sergent encourageait ses hommes du geste et de la voix en hurlant des ordres que personne n’entendait tant le fracas était assourdissant.  Ceux d’en face avaient du, eux aussi, sortir des frondaisons qui les abritaient et on en était venu, vers la fin de l’après-midi, au corps à corps. La hargne, la volonté, l’instinct de conservation poussaient ceux qui étaient encore debout à se battre pour sauver leur peau. On ne savait plus, d’ailleurs, pourquoi on se battait. Le seul but, en cet instant, était d’atteindre ce bois qu’on apercevait à l’horizon pour  s’y replier et se reposer un peu en attendant la prochaine attaque. Mais pour cela, il fallait éliminer du passage tout ce qui faisait obstacle. L’état-major avait établi son QG dans le parc d’une grosse maison bourgeoise, à la lisière de la forêt. Il fallait dégager l’endroit et repousser l’ennemi au-delà de cette ligne pour, ensuite, prendre d’assaut le village à trois kilomètres de là. »

©Mona Lassus – Tous droits réservés

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L’étrange destin des sœurs Michon :

Extrait du chapitre I : « une vie simple et sans histoire »

« Qui aurait pu imaginer, connaissant les jumelles Michon, demoiselles sans histoire, qu’un tel destin scellerait leur petite vie tranquille dans ce village perdu au fin fond de la campagne périgourdine ? Il faut dire que depuis ces quarante dernières années, Mathilde et Clotilde n’avaient guère bougé de la ferme où elles avaient vu le jour et ne connaissaient rien de ce qui se passait dans le monde en dehors de ce qu’elles en apprenaient par la radio qu’elles écoutaient tous les matins autour du petit déjeuner et des journaux que le facteur déposait une fois par semaine.

Du lever au coucher, leur vie n’était faite que de rituels bien réglés depuis leur plus tendre enfance. Mathilde se levait toujours la première, dès que le jour pointait. Tel un métronome, elle réglait la vie de sa sœur avec une précision pointilleuse. C’était une habitude que lui avait transmise leur père, toujours prêt, dès l’aube, à prendre le chemin de l’écurie pour soigner les bêtes et vaquer aux travaux de la ferme.

Depuis que le père était parti pour l’autre monde, la mère à son tour avait tiré sa révérence et les deux sœurs étaient restées seules pour continuer ce qu’avaient toujours fait leurs parents : soigner les bêtes, retourner la terre, semer, récolter, aller au marché du village voisin une à deux fois par mois vendre leur maigre production.  Ces jours là, de bon matin, Mathilde attelait le vieux cheval de trait à la carriole et elles partaient avec leur chargement, ne rentrant que lorsque toute leur récolte avait été vendue, quelques francs en poche qui leur permettaient de vivre chichement, mais elles n’avaient pas de grands besoins et se contentaient de ce qu’elles avaient, sans tralala ni fantaisie.

 Elles avaient quitté l’école à treize ans après leur certificat d’études et étaient restées auprès de leurs parents, aidant la mère aux travaux ménagers et le père à la ferme. Elles ne s’étaient pas mêlées aux distractions de la jeunesse du village, n’avaient pas fréquenté les bals ni participé à aucune activité en dehors des promenades familiales après la messe et le repas dominical. Elles étaient considérées comme des filles pieuses, des demoiselles sages, gentilles et de bon service.

Elles fuyaient la présence des garçons et on ne leur avait jamais connu la moindre amourette, elles étaient vierges et pensaient le rester jusqu’à la fin de leurs jours, non parce qu’elles étaient laides, bien au contraire, mais c’était ainsi, la vie n’avait pas voulu les séparer et faire entrer des hommes dans leur intimité leur avait toujours paru trop compliqué. Elles étaient pourtant ce qu’on aurait pu appeler deux belles plantes. Assez grandes et naturellement souples bien que costaudes, la taille bien prise, le mollet alerte et fin, le visage d’un bel ovale avec une bouche charnue et sensuelle, deux yeux clairs presque gris, une chevelure abondante et brune, elles auraient pu séduire plus d’un prétendant. Clotilde avait un petit quelque chose de mutin qui lui ajoutait le charme qui manquait à sa sœur, plus renfermée, plus sauvage, moins fine d’esprit. Avec l’âge, Mathilde s’était épaissie, sa démarche était devenue plus lourde, ses traits s’étaient durcis et elle ne mettait aucun soin à sa toilette alors que Clotilde était restée mince et s’attachait à une certaine coquetterie qui agaçait sa sœur. Leur vie campagnarde et retirée ne leur avait jamais permis de sortir de cette solitude à deux ni de se préoccuper de savoir si elles étaient séduisantes. Toujours propres mais sans recherche, leur garde-robe ne se composait que de vieux habits datant du temps où la mère les emmenait en ville acheter robes et manteaux qui devaient durer jusqu’à l’usure irréparable.

Depuis ces années là, elles n’avaient jamais dépensé le moindre argent pour renouveler ou ajouter des nouveautés à leur garde-robe, raccommodant, transformant, détricotant et retricotant  chaque fois que nécessaire. Leur seul luxe était de s’acheter une paire de godillots pour les grandes occasions, la messe du dimanche et les jours de marché, qui devaient faire le plus d’usage possible, et des charentaises pour la maison qu’elles enfilaient dans des sabots pour les travaux de jardin et tous les jours ordinaires, au marchant ambulant qui s’installait sur la place de l’église au mois de septembre de chaque année. Lorsque leur tignasse devenait trop envahissante, elles se coupaient à tour de rôle l’excédent de cheveux comme l’avait fait leur mère depuis leur enfance et ne dépensaient pas un centime en coiffeur ni en produits de beauté. Leur toilette était faite avec le savon de ménage et le seul parfum qu’elles n’avaient jamais connu était celui laissé sur leur peau par la lavande qu’elles plaçaient dans l’armoire, sur leur linge.

Debout dès potron-minet, Mathilde passait le café additionné d’une cuillerée de chicorée pour en couper l’amertume et parce que le café, ça coûte cher, coupait deux grandes tranches de la miche de pain remisée dans la huche, ouvrait un pot de confiture, faisait rissoler une tranche de lard et cassait deux œufs dessus. Lorsque la pendule comtoise sonnait les sept coups, elle allumait la radio et criait à la cantonade :

—Debout, Clotilde, c’est l’heure !

Comme Clotilde tardait, s’étirant en baillant enfoncée jusqu’au menton dans la chaleur du lit, savourant les derniers instants de farniente, Mathilde ouvrait brusquement la porte de la chambre et, prenant à deux mains draps et couvertures, elle les rabattait d’un coup sec en disant :

—Millo dious ! Vas-tu te lever, fainéante ?

         Clotilde se levait alors à regret en maugréant, enfilait le vieux tablier qui lui servait de robe de chambre et se dirigeait en trainant les pieds dans ses charentaises jusqu’à la cuisine pour déjeuner. Après quoi, sa sœur partait soigner les bêtes pendant qu’elle rangeait la maison et préparait le repas de midi qu’elles prenaient, face à face, occupant la même place qui leur avait été octroyée depuis qu’elles avaient été en âge de se tenir à table. Le repas avalé, la vaisselle lavée et rangée, elles prenaient un ouvrage, s’asseyaient derrière la fenêtre jusqu’au repas du soir. A dix neuf heures trente, elles dînaient, écoutaient la radio et allaient se coucher à vingt deux heures. L’été, aux mêmes heures, elles faisaient les mêmes choses, travaillaient la terre, faisaient conserves et confitures, s’installaient dehors sous la tonnelle et allaient parfois faire une promenade digestive après le dîner, bras dessus, bras dessous, autour de la place du village ou dans un petit chemin de terre derrière la maison. D’année en année, elles avaient toujours vécu ainsi et ne s’en plaignaient pas… »

Extrait du chapitre III – « La séquestration »

« C’est dans un noir d’encre qu’ils arrivèrent à destination. L’homme stoppa le véhicule et ordonna aux jumelles de descendre et de le suivre. Dans la pénombre, elles purent distinguer, au milieu d’une clairière, la silhouette d’une bâtisse surélevée par un perron de pierre. L’homme franchit les quelques marches, chercha à tâtons la clé sous l’avant-toit et ouvrit la porte grinçante après avoir chauffé la serrure rébarbative à l’aide de son briquet. Les invitant à entrer d’un balayement de bras, il leur dit ironiquement :

—Bienvenue dans mon palais, belles princesses !

Il entra à son tour et alluma une lampe à pétrole qui pendait à un clou.

 La masure était encore plus glaciale que la voiture. Un frisson parcourut l’échine des deux sœurs, les cloua sur place, dans un vestibule qui sentait le moisi et la crasse. Les poussant dans une pièce, l’homme les fit asseoir sur un vieux sofa où elles prirent place sur le bout des fesses, trop apeurées et frigorifiées pour apprécier l’éventuel confort du siège. L’homme arrangea quelques bûches qui attendaient devant une grande cheminée et alluma un feu qui se mit immédiatement à crépiter, éclairant la pièce et la réchauffant, lui donnant un aspect moins rébarbatif.

—Bon ! Fit-il. Je suis sûr que les flics viendront pas me chercher ici. Du moins, pas avant longtemps. Alors, Mesdames, vous êtes mes invitées. Bien sûr, n’allez pas croire que vous êtes libres. Mais tant que vous resterez dans la maison, que vous chercherez pas à vous enfuir et que vous ferez exactement ce que je vous demanderai, tout ira bien pour vous. Si non : pan, pan ! Finit-il en exhibant la poche de sa veste sous laquelle pointait le révolver.

—Ha, j’oubliais ! Reprit-il : nous sommes à plus de cinquante kilomètres de toute habitation. Perdus au milieu d’une forêt où personne ne vient jamais…Et il n’y a ni téléphone, ni électricité ! Compris ?

Les jumelles le regardaient, éperdues. Mathilde eut un mouvement d’impatience. Puérilement, Bravant sa peur, elle fit un pas dans sa direction, pointant un doigt vengeur.

—Pourquoi, lui demanda-t-elle en serrant les dents, nous avez-vous enlevées ? Pourquoi nous ? Nous ne possédons rien. Nous ne sommes que deux pauvres filles de la campagne. C’est de la folie !

—Et, enchaina Clotilde, que comptez-vous faire de nous ? Pendant combien de temps allez-vous nous garder ici ?

L’homme prit son temps pour répondre. Il s’absenta de la pièce un instant et revint avec trois verres et une bouteille de vin. Il déboucha le flacon, emplit les trois verres, en tendit un à chacune, s’assit en face d’elles à califourchon sur une chaise, but une gorgée, fit claquer sa langue dans sa bouche, vida son verre et s’en resservit un autre. Après quoi, il remit une buche dans l’âtre, se rassit et, observant ses prisonnières en plissant les yeux, il finit par lâcher :

—Je suis arrivé dans votre village vendredi après-midi. J’étais en cavale depuis trois jours, les flics aux trousses. J’étais trop fatigué pour continuer, alors, j’ai repéré une vieille bicoque abandonnée, près de chez vous. La porte était ouverte, j’ai planqué ma bagnole dans la grange et je me suis réfugié dans la maison où, d’une  fenêtre, j’avais une vue imprenable sur la rue. Je vous ai observées pendant que vous étiez dans votre jardin, j’ai vu vos allées et venues et j’ai remarqué que vous étiez seules, que personne ne vous rendait visite. Ce matin, je vous ai vues partir, puis revenir, puis repartir avec tout un attirail. Je me suis dit qu’il vaudrait peut-être mieux que je sois accompagné si les flics avaient l’idée de me chercher dans votre coin. J’ai pensé qu’ils se méfieraient pas d’un couple accompagné de la belle-mère.

A ces mots, Mathilde sursauta, outrée de l’outrecuidance de cet individu décidément grossier. L’homme n’accorda aucune attention à sa réaction et enchaina :

—Je me suis dit que, comme votre maison était assez isolée et que personne ne passait par là la nuit, j’avais une chance de vous forcer à me suivre sans être dérangé. Vous êtes passées devant ma planque, alors,  j’ai guetté  votre retour. Dès que je vous ai vues arriver au bout de la rue, j’ai pris ma voiture, je l’ai arrêtée devant votre porte, comme si j’attendais que le feu passe au vert. La suite, vous la connaissez.

—Et maintenant, hein ? Qu’est-ce qui va se passer ? Questionna Mathilde avec colère.

—Maintenant, répondit l’homme, vous allez aller dans la cuisine où vous trouverez de quoi préparer un repas. Ensuite, nous nous installerons pour la nuit et demain, nous irons poser des collets dans la forêt, nous prendrons quelques lapins et nous couperons du bois pour la cheminée… »

©Mona Lassus – Tous droits réservés

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L’affaire Gorges Navet

Extrait du chapitre I – « Un mauvais départ »

« Il se tenait debout, les yeux baissés sur ses gros godillots crottés qui n’avaient jamais connu la brosse. Il se tordait les doigts nerveusement en se dandinant d’un pied sur l’autre, poussant de temps en temps un grognement en guise de réponse aux questions qu’on lui posait sans ménagement. Suspect ! Il était suspect et ça ne l’étonnait pas outre mesure ; il s’était bien douté qu’on allait lui faire des embêtements, avec cette affaire ! Il écoutait à peine ces réflexions que lui faisait le flic qui le cuisinait, ces allusions sur la chose épouvantable qu’il avait découverte dans son bois le matin même. Il avait lui-même appelé la police et voilà que maintenant, on allait l’accuser !

C’était un gros bonhomme suinteux, sale et empestant l’écurie, le caca de poule et la crasse animale, court sur jambes, bedonnant, le visage embroussaillé par une barbe hirsute, une chevelure d’un roux mêlé de fils grisonnants qui ignorait le peigne, le rasoir et le shampoing.  Le front bas, les sourcils touffus sur de petits yeux vairons et bigleux donnaient l’impression que son regard ne pouvait jamais atteindre sa cible. L’ensemble était répugnant et antipathique à souhait ; les flics ne s’y trompaient pas : ce bonhomme-là avait la physionomie du coupable idéal, surtout qu’ils l’avaient soupçonné, quelques mois auparavant, d’un autre fait qui avait finalement été reconnu accidentel.

Georges Navet n’était âgé que de vingt-quatre ans, mais il était déjà vieux. La vie s’était chargée, dès son premier jour d’existence, de lui faire ignorer qu’il aurait pu être jeune et heureux. C’était un paysan de la vieille école qui cultivait ses champs comme l’avait toujours fait son père. Il élevait ses volailles et ses chèvres dans une ferme dont les bâtiments étaient si anciens et mal entretenus qu’ils menaçaient ruine. Le temps s’était arrêté aux abords de la propriété au dix-neuvième siècle et, à part le vieux tracteur datant du plan Marshall, ni la ferme ni la maison n’avaient été équipées de matériels modernes.

L’habitation était à l’image de son propriétaire : sale et désordonnée, sans charme ni confort, avec tout juste l’électricité et l’eau courante, sans téléphone, ni télévision, ni machine à laver. La pièce principale n’était sommairement meublée que d’une vieille armoire bancale et d’une table sur laquelle était jetée une toile cirée poisseuse au-dessus de laquelle pendait une lampe électrique au bout d’un fil sur lequel étaient accrochés des rubans gluants où mouches, moustiques et guêpes venaient se coller en bourdonnant d’une agonie longue et dégoûtante. Un évier était encombré de vaisselle sale ; une cheminée, occupant les deux tiers d’un pan de mur, était emplie de cendres qui débordaient tout autour. Le sol de pierres disjointes, crasseux et poussiéreux, avait été oublié de la serpillière depuis longtemps. Le tout était encombré d’objets et d’outils les plus divers, dans un désordre indescriptible. Les poules se chargeaient autant du balayage de la pièce que du nettoyage de la table où elles venaient picorer les restes des repas en oubliant, çà et là, quelques crottes que le paysan essuyait d’un revers de manche lorsque celles-ci étaient trop gênantes pour voisiner aves son assiette.

L’homme vivait isolé, célibataire et solitaire, hors du temps. Il était connu comme un être bourru à qui il ne fallait pas marcher sur les pieds, le poing et le fusil alertes lorsqu’il se sentait agressé ou que quelque chasseur à l’affût d’un gibier pénétrait par mégarde sur ses terres. Malgré cette mauvaise réputation, personne, jusqu’alors, en dehors de menaces du verbe et du geste, n’avait eu à déplorer une quelconque mauvaise action de sa part. Si on l’évitait, on n’allait pas jusqu’à le fuir quand il descendait au village pour faire ses provisions et boire un coup au bistrot dans lequel il entrait en grognant un « salut la compagnie » en guise de bonjour. Il commandait une Suze-cassis, avalait le contenu de son verre cul-sec et repartait sans s’attarder en grognant un « salut la compagnie » en guise d’aurevoir. A part ces trois mots et la liste de ses commissions chez l’épicier, on n’avait, de mémoire de villageois, jamais entendu grand-chose de plus sortant de sa bouche. Il ne descendait au bourg qu’à contrecœur et seulement lorsqu’il avait une bonne raison pour le faire, ne participait pas aux fêtes du village ni ne se mêlait d’une quelconque réunion, ni n’allait à la messe ou aux enterrements. Lorsque les gendarmes avaient enquêté, ils avaient été édifiés sur le compte du bonhomme :

« C’est un sauvage, dirent les gens. Il a toujours été comme ça ! Peut-être pas le mauvais bougre, mais on s’en est toujours méfié !… »

Extrait du chapitre III – « Père et fils »

« La journée avait été rude pour ce petit bonhomme déraciné. Le soir venu, après la traite, Maurice le fit entrer dans la maison. Il lui installa un grabat dans un débarras royaume de la poussière et des araignées, encombré d’objets divers en lui disant que s’il voulait plus de confort, il n’avait qu’à se débrouiller à ranger et nettoyer tout ce fatras. Chose qu’il ne fit jamais, car, à tout prendre, cet endroit était plus confortable que l’horrible mansarde dans laquelle il dormait depuis sa plus tendre enfance, chez sa tante, où avait pris place, sur une poutre, une couleuvre avec laquelle il s’était lié d’une amitié faite de glissements et de frôlements. Il en avait longtemps eu peur, mais, à la longue, il s’était habitué à sa présence et cette bestiole avait été la seule amie qu’il n’avait jamais eue. Il aurait bien aimé l’emmener, mais il avait craint que son oncle, qui en ignorait l’existence, la tue ; alors, il l’avait laissée à regret. Du haut de ses six ans, il s’installa dans le débarras ; habitué à la rigueur, celle de son père ne lui parut pas plus insupportable que celle qu’il avait toujours connue. Au moins, il était débarrassé de la cruauté de ses cousins et des hurlements que poussait sa tante pour un oui ou un non, accompagnés de coups de pied au cul les bons jours et de coups de ceinture de cuir le reste du temps.

Le père et le fils ne firent jamais vraiment connaissance ; outre la ressemblance physique, rien n’aurait pu faire penser qu’ils avaient un lien quelconque, surtout pas affectif. Les conversations se limitaient à ce qu’il fallait faire ou ne pas faire, aux reproches, aux engueulades et aux taloches qui, là aussi, tombaient sans crier gare. Au bout de quelques jours, l’enfant n’avait pas prononcé une seule parole, exécutant les ordres de son père sans aucune réaction. Maurice, surpris par ce mutisme, lui demanda :

« Tu serais donc muet ? Ils t’ont pas appris à parler, là-bas ? Réponds, mais réponds donc ! T’es pas muet, quand-même ? Ou t’es idiot, p’t-être bien ? »

Comme Georges le regardait fixement, la bouche ouverte, il s’énerva.

« Arrête donc de gober les mouches, imbécile ! Lui cria-t-il. Comprends-tu ce qu’on te dit ou es-tu sourd, en plus ? Vas-tu répondre, à la fin ? Finit-il en menaçant le bambin de sa ceinture. »

En voyant ce geste qu’il ne connaissait que trop, Georges alla se réfugier dans le coin le plus reculé de la pièce en pleurnichant, accroupi contre le mur, la tête dans les bras.

« Non, non ! Murmurait-il, pensant sans doute ça ne va pas recommencer ! 

— Ha ! Ben tu vois bien qu’tu sais parler ! Espèce de p’tit salopard ! J’vais t’faire passer l’envie d’pas répondre quand on t’cause ! Hurla Maurice en s’approchant de l’enfant. »

Peut-être qu’à cet instant précis, en voyant son regard plein de larmes et de peur, cette brute prit conscience de l’injustice et de l’inutilité de sa colère. Peut-être que, pour la première et la dernière fois de sa vie, il eut un éclair de pitié envers son fils. Toujours est-il que, ce jour-là, il replaça sa ceinture autour de sa taille et tourna les talons sans le rudoyer.

 Il n’était pas causant, le Maurice, ni démonstratif, sauf dans ses colères. Violent et sauvage et bête, avec ça, autant que sa sœur. Il ne connaissait rien aux enfants et celui-ci, qui était pourtant le sien, l’encombrait plus qu’il ne l’enrichissait, même s’il montrait une certaine bonne volonté à exécuter des tâches à sa portée et s’il apprenait rapidement les rudiments du métier. Il avait fallu que le bambin se débrouille et participe vaillamment aux travaux de la ferme s’il ne voulait pas recevoir les coups qui pleuvaient, parce que le père avait bu un coup de trop ou que la soupe n’était pas assez salée ou que les poules n’avaient pas assez pondu. »

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« L’AUTRE »

Préambule

L’autre… Depuis longtemps, je ne peux lui donner de prénom, à cet autre qu’un jour le destin, Dieu, la malchance ou ce qui vous plaira, a mis sur mon chemin…

J’allais avoir trente ans dans quelques jours. Assise dans la chapelle du couvent, je ne priais pas ; j’étais incapable de me concentrer sur autre chose que sur les événements qui m’avaient poussée, sept ans auparavant, à m’engager dans cette vie de piété et de dévouement à laquelle rien ne me prédestinait. Pourtant, contre toute attente, j’étais devenue « Sœur Marie-Odile de la Rédemption ». J’ai prononcé mes vœux, revêtu l’habit et laissé derrière moi ce passé douloureux qui a bouleversé mon existence.

Pendant toutes ces années, j’avais réussi à faire table rase de cette incroyable histoire dont je suis sortie bouleversée et traumatisée, mais les fantômes du passé avaient fini par me rattraper ; les événements m’ont obligée à revivre cette étrange aventure ; les souvenirs m’ont assaillie, ce jour-là, comme si, assise devant un écran de cinéma, je regardais un film d’horreur. Les années ont passé, je ne suis plus cette jeune femme désespérée que j’étais alors. Je me suis définitivement débarrassée de ces fantômes qui m’ont longtemps hantée, et, bien que les souvenirs douloureux des années passées soient toujours présents, je peux, aujourd’hui, les activer sans crainte…

Extrait du chapitre I

Je fus envoyée au lycée de la ville voisine pour y préparer le BAC. Mère Angèle me fit héberger chez l’une de ses amies qui, en échange de ma compagnie et de menus services, me logea et me nourrit. Je fis, pour cette personne et le voisinage, quelques heures de ménage et le peu d’argent que je gagnais, ajouté à la bourse d’études que j’avais obtenue, me permit de ne plus être à la charge de mes parents. Chaque dimanche, je prenais le car pour me rendre dans ma famille à laquelle je ne manquais jamais d’apporter quelques provisions, ce qui semblait tout à fait naturel à mon père qui ne comprenait pas pourquoi je préférais les livres à la bouse de vache.

J’avais atteint la classe de terminale avec succès, j’allais passer mon bac et, l’année suivante, je serais admise à la faculté de lettres ; un avenir prometteur m’attendait.

Ce dimanche matin, comme d’habitude, j’attendais le bus. Il pleuvait ; j’étais transie, grelottant sous l’averse, mal protégée par mon manteau trop léger pour la saison ; aucun abri n’avait été prévu en ce lieu éloigné du centre-ville. Je désespérais de voir arriver ce car qui, comme souvent, était en retard. Alors que je piétinais sur le trottoir, une voiture s’arrêta devant moi. La passagère, abaissant sa vitre, me demanda où je comptais me rendre. Je lui indiquai le nom de mon village ; elle affirma aller dans cette direction et me proposa gentiment de me déposer. Sans réfléchir, j’acceptai. Je pris place à l’arrière du véhicule, contente de me mettre à l’abri et de me réchauffer.

Il y avait là un couple d’une trentaine d’années et un bébé ; ces gens me parurent sympathiques ; malgré ma timidité, j’engageai la conversation. Mine de rien, je le réalisai bien plus tard, ils me posèrent des questions sur ma vie et ma famille, auxquelles je répondis naïvement. Ce que je leur appris leur permit d’en savoir assez pour répondre à leur tour à mes questions. Comme je leur demandai par quel hasard ils allaient dans ce coin perdu où habitaient mes parents, l’homme me dit avoir de la famille, justement, au village. Il affirma même connaître mon père, être un ami, ce qui me surprit, car mon père n’avait pas d’amis, ou alors, il les cachait bien. Mais pourquoi pas, après tout ? Il dit aussi connaître mes frères et être un ancien élève de mon école. Mise en confiance, je ne fis pas attention au trajet emprunté par le conducteur. Lorsqu’enfin je réalisai que nous ne nous dirigions pas dans la bonne direction, je fis remarquer à mes hôtes qu’ils se trompaient de route.

« Ne vous inquiétez pas, me répondit la femme, nous devons faire un petit crochet. Ce ne sera pas long. Nous vous déposerons après. »

Extrait du chapitre II

Cela faisait maintenant plus d’une demi-heure que nous roulions en silence. Le couple ne parlait plus et, lorsque, traversant un village, je m’aventurai à demander qu’on me déposât à cet endroit, je ne reçus aucune réponse. Je croisai le regard de l’homme dans le rétroviseur ; son expression me glaça. Inquiète, j’insistai, suppliante. La femme se retourna et me regarda en fronçant les sourcils.

« Silence ! M’ordonna-t-elle sans plus de commentaire.

—S’il vous plaît, suppliai-je encore, laissez-moi descendre. Vous m’emmenez trop loin. Mes parents vont s’inquiéter.

— Chut ! me fit encore la femme. Tais-toi ! »

J’avais entendu parler d’enlèvement, mais je ne pensais pas que cela puisse arriver à une fille aussi peu digne d’intérêt que moi, inconnue et sans fortune. J’essayai d’ouvrir la portière pour sauter hors du véhicule au risque de me rompre le cou, mais elle était bloquée. J’étais sans défense, dans cette voiture dont je ne pouvais pas m’échapper, à la merci de ces gens dont j’ignorais ce qu’ils attendaient de moi.

Je m’enfonçai dans le siège, tremblante au point de ne pouvoir pleurer, de n’avoir plus la force de protester. J’étouffais, en proie à une crise d’angoisse. La seule chose qui me vint à l’esprit fut de prier, espérant une intervention divine qui me sortirait de cette horrible situation.

Lorsque la voiture stoppa enfin, après un trajet qui me parut interminable, j’étais plus morte que vive. L’homme m’ouvrit la portière pendant que la femme s’occupait de son bébé. Il me saisit par un bras et, sans ménagement, me fit entrer dans la maison devant laquelle il s’était arrêté.

J’étais trop terrorisée pour détailler ce qui m’entourait. L’angoisse me tordait les tripes, j’avais envie de vomir, ma gorge était serrée, j’arrivais à peine à inhaler l’air que mes poumons réclamaient, je suffoquais.

En me traînant par le bras, l’homme me fit pénétrer dans une pièce sombre. Il me lâcha en me poussant brutalement ; je fis une embardée et tombai sur un matelas posé à même le sol pendant qu’il refermait la porte et m’abandonnait dans l’obscurité, sans dire un mot. J’entendis la clé tourner dans la serrure. En proie au désespoir, je m’allongeai, recroquevillée comme un fœtus, la tête dans mes bras serrés sur ma poitrine. J’aurais voulu me fondre dans le matelas, me liquéfier, disparaître ; je fermai les yeux. Vulnérable et sans force, je m’abandonnai à une crise de larmes. Je pleurai longtemps, jusqu’à ce que, à bout de nerfs, le nez bouché, les yeux brûlants, les hoquets qui me secouaient se calment enfin.

 Je ne sais combien de temps je suis restée dans cet état, prostrée et sans réaction. Je ne savais plus si j’étais dans cette chambre depuis quelques heures, quelques minutes ou plusieurs jours. J’avais de terribles crampes d’estomac. Un excès d’acidité vint me brûler la gorge qui déclencha une toux douloureuse. Malgré mon désespoir, je ne pus m’empêcher de penser que je devais ressembler aux poules de ma mère lorsqu’elles avaient la pépie : bouche béante et regard flou ! Je m’amusai un instant de cette pensée et retombai dans un état comateux où se mélangeaient cauchemar et réalité.

Extrait du chapitre III

J’étais une plume sans consistance, je volais au-dessus du sol, je n’avais plus ni peur, ni espoir, j’étais morte. Une douleur aigüe me ramena à la vie et arracha de ma gorge une plainte rauque. Je voguais dans une brume épaisse. Seule la meurtrissure de mon postérieur, qui se répercutait dans toute ma colonne vertébrale jusqu’à mon cerveau endolori, m’indiquait que j’étais en vie et que j’avais heurté une surface dure. J’étais incapable de faire le moindre mouvement, coincée par la faiblesse extrême de mes membres et l’engourdissement de mes muscles. J’entendis vaguement une voix m’ordonner :

« Lève-toi ! Allez, debout ! »

 Je sentis qu’on m’empoignait durement par les épaules et qu’on me forçait à m’asseoir. Les mains me lâchèrent ; je retombai sans pouvoir esquisser le moindre mouvement et sans aucune volonté de bouger. Contrairement à mon corps, mon cerveau fonctionnait à nouveau. J’étais déterminée à ne pas me manifester, à faire la morte.

« Laisse-la, entendis-je. Tu vois bien qu’elle est dans les vaps ! ça fait trois jours qu’elle n’a rien avalé. Elle n’a plus de force. Il faut lui donner à boire et la nourrir. Sinon, elle va mourir. »

Je reconnus la voix de la femme. Le bébé se mit à pleurer. Je compris que la famille était revenue après trois jours et trois nuits d’absence.

Ả travers mes paupières closes, je percevais une clarté. Lumière du jour ou lampe électrique, je n’étais pas pressée de le savoir.

Après m’avoir arrachée à mon lit, l’homme m’avait portée et m’avait lâchée brutalement, provoquant ma chute sur le sol carrelé et la douleur qui m’avait réveillée si durement. Je sentais le froid me pénétrer, mais je ne bougeais pas. D’ailleurs, en étais-je capable ? Mon cerveau, cependant, travaillait à toute vitesse, cherchant une manière de tromper mes ravisseurs et de leur fausser compagnie à la première occasion. J’entendais les discussions du couple qui s’était éloigné dans une pièce voisine. La femme plaidait en ma faveur, essayant de convaincre son compagnon de me permettre de reprendre des forces avant. Je ne sus pas ce que cet avant signifiait, mais j’en conclus que, si j’avais besoin d’être en forme pour cela, on n’allait pas me tuer. En tout cas, pas tout de suite.

J’entendis une porte claquer et un moteur de voiture démarrer. Je me risquai à ouvrir les yeux, pensant que ces gens étaient repartis, m’abandonnant encore. Alors que j’allais faire l’effort de me soulever sur un coude, la femme entra dans la pièce. Je fermai les yeux ; j’espérais qu’elle n’ait pas remarqué que j’étais éveillée. Je la sentis s’agenouiller près de moi ; elle passa une main sous ma tête et la souleva. Je me laissai faire sans broncher. Elle m’ouvrit la bouche et me fit boire. J’avais du mal à déglutir, ma gorge refusait de se desserrer, j’eus un haut le cœur. Elle me soutint en me parlant doucement :

« Là, là, pauvre petite, me disait-elle. Ne t’étouffe pas. Il faut que tu boives. »

Avec patience, presqu’avec tendresse, elle me fit boire une gorgée après l’autre. Lorsque j’eus avalé assez d’eau, elle me saisit sous les bras et me traîna jusqu’à un canapé où elle m’aida à m’allonger.

« Francis est parti travailler, me dit-elle. Nous avons quelques heures de tranquillité. Repose-toi, je vais te préparer quelque chose à manger. Il faut te remettre en forme, sinon, il sera de mauvaise humeur. Je m’appelle Adeline », ajouta-t-elle.

Extrait du chapitre IX

J’avais repéré, dans un tiroir de la cuisine, un bloc de papier, un crayon et une gomme. Profitant d’un moment d’inattention d’Adeline, je les subtilisai ; à la hâte pour ne pas me faire prendre en flagrant délit de chapardage, je glissai la gomme et le crayon dans ma culotte et je coinçai le bloc de papier sur mon abdomen, retenu par la ceinture de ma jupe. Le contact de ces objets fut tout à la fois rassurant et terrifiant. Je brûlais de peur qu’ils ne glissent et que mon larcin ne fut découvert, ce qui, sans aucun doute, aurait déclenché la colère de mes geôliers. J’aurais probablement été battue ou pire encore. Je doutais que cette autorisation m’eut été accordée. Il n’était pas question que je puisse m’occuper à autre chose que ce qu’on m’ordonnait de faire et rien de personnel ne m’était possible.

Le reste de la matinée me parut interminable. En exécutant les tâches ménagères, je portais régulièrement ma main sur mon estomac pour retenir le papier qui ne cessait de bouger à chacun de mes mouvements ; la gomme et le crayon, qui avaient glissé tout contre mon sexe, me gênaient horriblement. Je ne cessais de remonter ma culotte, je serrais les cuisses sans arrêt pour essayer de les retenir. N’y tenant plus, je prétextai un mal de ventre pour aller aux toilettes et je m’arrangeai pour que la porte, qui devait rester ouverte, le soit de façon à me permettre de déplacer gomme et crayon pour un peu plus de confort. Mais rien n’y fit, ils glissèrent encore et je dus supporter ce contact irritant jusqu’au moment où enfin je pus profiter de la solitude rassurante de ma cage. J’étais terrifiée à l’idée de me glisser à quatre pattes dans l’ouverture étroite. La culotte qui m’avait été fournie était un peu grande, pas parfaitement ajustée et baillait suffisamment pour qu’une position mal calculée laisse échapper la gomme ou le crayon, ou les deux. Je dus faire en sorte que ça ne se produise pas et je pénétrai dans la cage appuyée sur les coudes, la main gauche glissée entre mes jambes, retenant les objets. Heureusement, Adeline ne fit pas attention à cette posture inhabituelle. Dès qu’elle eut verrouillé la trappe et fermé la porte de la chambre, je m’écroulai sur mon matelas, riant et pleurant à la fois, soulagée et heureuse du bon tour que je venais de leur jouer. Je cachai ce trésor sous mon matelas. J’allais désormais pouvoir occuper mon temps de solitude, je ne tournerai plus en rond dans ma prison de fer, je tiendrai un journal qui m’éviterait l’inactivité et la folie.

Extrait du chapitre XI

L’heure s’avançait. Profitant de ces instants de répit où, seule dans la maison, j’étais livrée à moi-même, je préparai à la hâte le déjeuner avec les victuailles qu’Adeline avait laissées ; le couvert dressé sur la table n’attendait plus que le bon désir de « l’autre ». Je commençai à fouiller consciencieusement les placards dans le but d’y dégoter un bloc de papier ou des feuilles volantes qui me permettraient de continuer à écrire le journal que j’avais dû abandonner, faute de fournitures. Je ne trouvai rien dans la cuisine, ni dans la salle de séjour. Il ne me restait plus qu’à explorer la chambre à coucher du couple. J’hésitai, craignant le retour de « l’autre ». Me trouvant dans ce lieu où je n’étais pas censée être en son absence, qu’aurait-il fait ? Je craignais bien plus ses assauts que les coups ou les punitions qu’il aurait pu m’infliger. Je renonçai pour l’instant à cette exploration, que je remis à une autre occasion. Bien m’en prit. Quelques minutes plus tard, alors que j’avais regagné ma cage pour vérifier si mon journal était toujours en sécurité dans le tissu de mon matelas, j’entendis la clé tourner dans la serrure. J’eus à peine le temps de refermer ma cachette que, déjà, il apparut sur le seuil de la chambre. Il avait l’air sombre des mauvais jours et semblait épuisé. Sans préambule, il m’ordonna de me dépêcher à lui servir son repas. En toute hâte, je passai devant lui, tête baissée en espérant qu’il n’allait pas changer d’idée et me laisserait tranquille. Je me rendis à la cuisine, le servis en silence et, debout contre l’évier, j’attendis. Sans un regard, sans mot dire, le nez dans son assiette, il en avala le contenu, la repoussa, but un grand verre de vin, se cala en arrière sur sa chaise et me fit signe de débarrasser.

« Un café ! » ordonna-t-il sèchement.

J’obéis. Nos regards se croisèrent et je frissonnai devant l’expression cruelle de ses yeux plissés. Je détournai la tête de peur qu’il ne décèle la crainte et le dégoût qu’il m’inspirait.

Il se leva de table et se dirigea vers les toilettes. J’en profitai pour débarrasser les restes de son repas et laver sa vaisselle. J’avais hâte de regagner au plus vite le refuge de ma cage avant qu’il ne manifeste la moindre intention à mon égard. À peine fut-il sorti de la salle de bain, le klaxon retentit devant la porte. Ce klaxon était mon sauveur, je l’aimais !

« Je te laisse en liberté dans la maison. Fais ce qu’Adeline t’a demandé de faire », me recommanda-t-il avant de refermer la porte à clé derrière lui.

J’avais faim ; l’après-midi allait me permettre de reprendre mes investigations. Je me restaurai et, sans attendre, je me précipitai dans la chambre afin d’en fouiller le moindre tiroir, toujours à la recherche d’un peu de papier. Je commençai par les tables de nuit dans l’une desquelles je découvris des objets que je trouvai insolites mais dont, bien malgré moi et pour mon malheur, j’appris l’utilisation les semaines et les mois suivants. J’y dénichai également un passeport datant de plus de dix ans sur la photographie duquel apparaissait un Francis Sauvat jeune mais au regard fuyant, tout aussi antipathique qu’en l’instant présent. C’est ainsi que je pris connaissance de l’identité de mon ravisseur ; je gravai ce nom dans ma mémoire, pour plus tard.

Sur l’étagère d’une armoire, je découvris deux albums de photographies que je feuilletai avec curiosité. L’un d’eux contenait des photos de la famille d’Adeline où elle apparaissait à des âges différents, depuis sa plus tendre enfance jusqu’à son adolescence en compagnie de ses parents. Le second était beaucoup plus inquiétant. Dans la première partie, on y voyait des filles, très jeunes pour la plupart, dans des tenues éloquentes et des pauses lascives ; dans la deuxième partie, les mêmes filles, en compagnie d’hommes parfois âgés et souvent de « l’autre », étaient montrées dans des postures pornographiques. Les visages des filles étaient cachés par des masques, les hommes étaient pris de dos ou en gros plans sur les parties génitales qu’ils exhibaient triomphalement. Dégoûtée, je refermai l’album et le replaçai où je l’avais trouvé. Je finis par dégotter, dans un tiroir de commode, des blocs de papier à lettres et toute une série de carnets aux pages noircies de numéros de téléphone, d’adresses et de notes griffonnées d’une petite écriture serrée et penchée vers la gauche. Je ne m’attardai pas à les déchiffrer. Je subtilisai un bloc vierge que j’allai ranger dans mon matelas.

Extrait du chapitre XIV

Toutes ces années passées m’avaient permis d’oublier le prénom de « l’autre » ; je sursautai en entendant l’avocat, ayant fait les présentations, lire à haute voix les accusations que mes compagnes et moi-même portions à l’encontre de Francis S. et Adeline née M., son épouse et complice. S’ensuivit une longue explication sur les modalités et le déroulement du procès au cours duquel nous aurions à comparaître. Nous serions représentées par Maître X et trois autres avocats qui arrivèrent sur ces entrefaites, chacun prenant en charge l’une d’entre nous.

… Le procès était prévu pour le lendemain, dès huit heures. Nous passâmes la journée, entrecoupée d’une courte pause déjeuner, dans cette pièce avec les avocats qui nous préparèrent à répondre aux questions que la défense serait amenée à nous poser sans ménagement. Nous ne nous connaissions pas, mais les sévices que nous avions subis nous rapprochèrent. Dès huit heures, le lendemain, on nous fit prendre place au premier rang, réservé à la partie civile, derrière la table qu’occupaient nos avocats Nous reçûmes les dernières recommandations avant le début du procès qui devait commencer quelques minutes plus tard. Un huissier ouvrit les portes, laissant entrer le public nombreux qui investit peu à peu la salle d’audience dans un brouhaha de conversations et de réflexions, nous dévisageant toutes les quatre avec curiosité…

 … « L’autre » avait bien changé, lui aussi. Le personnage maigrichon avait fait place à un quinquagénaire rondouillard, ventripotent et chauve. Plein de morgue, il se tenait dans son boxe, entouré par deux gendarmes, aussi droit que son ventre le lui permettait, les yeux plissés parcourant l’assistance d’un regard de défi, la bouche pincée, les bras croisés sur son torse rebondi. Il ressemblait à un bibendum répugnant et le costume gris dont il était vêtu, avec la cravate faisant ressortir son double menton, le rendaient encore plus ridicule. Je ne pus m’empêcher d’avoir un frisson de dégoût. Ma voisine de droite fondit en larmes et celle de gauche me serra le bras. Je les pris par les épaules et les serrai contre moi en un geste de solidarité. « L’autre » nous regardait avec ce sourire narquois qui m’avait toujours donné envie de l’assommer ; mais cette fois, alors qu’il allait devoir répondre de ses actes, je le fixai de la même manière et ne baissai les yeux que lorsqu’enfin il détourna son regard, ses deux avocats s’adressant à lui avec autorité…

… Le Président, après avoir prié les accusés de se lever et de décliner leur identité, s’adressa particulièrement à « l’autre » :

« Monsieur S., vous comparaissez aujourd’hui devant cette Cour, en compagnie de votre épouse, sous l’inculpation de nombreux chefs d’accusation : enlèvements, séquestration, viols, maltraitances envers plusieurs jeunes femmes. Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a amené à commettre de tels méfaits ? Avez-vous vous-même été maltraité, pendant votre enfance ? Répondez.

—Je ne les ai pas enlevées ! S’écria « l’autre ». Elles m’ont suivi. Je ne les ai pas séquestrées, elles sont restées avec moi de leur plein gré ; je ne les ai pas violées, elles étaient consentantes et même, je peux vous assurer qu’elles en redemandaient ! »

À ces mots, un brouhaha de protestations émana de l’assistance. Mes compagnes et moi-même étions offusquées ; nos avocats se tournèrent vers nous et nous firent signe de ne pas broncher. Le Président fit taire la salle pendant que « l’autre » s’égosillait :

« Et je ne les ai pas maltraitées ! Elles ont été choyées et bien nourries. Elles m’ont coûté une fortune en entretien. Tout ça, c’est des mensonges ! Et puis, ajouta-t-il, j’obéissais à des ordres supérieurs ! » 

L’assistance s’agitait ; le président menaça de faire évacuer la salle, le silence revint.  Les avocats de « l’autre » se consultaient en prenant des notes. L’un d’eux se tourna vers lui et lui dit quelque chose. Il se rassit, un rictus au coin de la bouche…

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